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dans la vallée du Grand-Androscoggin, qui arrive avec un bruit joyeux des collines où le Connecticut prend aussi naissance. On suit cette vallée jusqu’à Gorham, dans le Nouveau-Hampshire, et des deux côtés s’allongent dans l’ombre les lignes déjà solennelles et grandioses des chaînes qui servent d’enceinte au massif des Montagnes-Blanches. La nuit est venue quand le train nous dépose à la porte de l’Alpine-House ; du vestibule en bois, je vois s’éloigner le panache étincelant de la locomotive ; en face, le croissant de la lune brille doucement au-dessus des montagnes qui remplissent tout un côté du ciel.

Je partis le lendemain de bonne heure pour faire l’ascension du Mont-Washington, le dôme le plus élevé des Montagnes-Blanches (l’altitude de cette montagne est égale à six mille deux cent quatre-vingt-cinq pieds) ; une route carrossable a été pratiquée dans ces dernières années jusqu’au sommet. Elle conduit d’abord, en remontant une vallée sauvage, jusqu’au pied même de la montagne, arrondie comme un bouclier. La route, coupée de fondrières, traverse une forêt où les bouleaux sont encore, plus nombreux que les arbres résineux. On apprend bien vite à distinguer parmi cas derniers le pérusse (abies Canadensis), au feuillage fin, transparent et léger, formant une dentelle un peu plus claire sur le vert noirâtre des autres sapins. Au sortir de cette forêt, on entre dans un vaste amphithéâtre de toutes parts encaissé par des montagnes. On y a bâti un grand hôtel en bois, nommé le Glen-House ; en face du Mont-Washington et de ses pentes énormes, l’immense hôtel a l’air d’une hutte. Un ours brun, attaché à une chaîne, se promène mélancoliquement autour du pieu qui le tient prisonnier. On lui a laissé du moins la vue libre des bois où il est né.

C’est au Glen-House que commence la véritable ascension. la lourde voiture, attelée de six chevaux vigoureux, s’élève lentement le long des rampes pratiquées sur le flanc de la montagne, parmi les rochers, les fleurs sauvages, les érables, les bouleaux, les sapins. Çà et là on voit les traces d’un incendie ; la roche grise et nue ne porte plus que des troncs blanchis, pareils de loin à des fantômes. Les érables disparaissent les premiers, les bouleaux ensuite ; mais cette dernière essence a une rusticité et une force de résistance remarquables, car on en retrouve des représentans jusqu’à une très grande hauteur. La zone des sapins a je ne sais quoi de triste, de désolé ; partout l’on voit des troncs morts penchés sur les arbres vivans, des branches déchirées, des mousses pendantes. Bientôt les sapins, battus par les vents, s’accrochent par des racines plus tortueuses aux rochers ; mais la bise et le froid finissent par triompher de cette force secrète qui circule avec la sève et qui la porte vers le ciel. Vaincus, écrasés, courbés, les derniers sapins deviennent