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une sorte de victime royale outragée par le Pétrone de la France, devraient bien y regarder d’un peu plus près. Dans la grande comédie de cette amitié qui unissait les esprits, mais non les cœurs, Voltaire s’est peut-être montré le moins coupable ; l’excuse de ses courtisaneries, c’est qu’il recherchait dans le roi de Prusse le protecteur de l’esprit nouveau. Frédéric cherche des éloges, et en même temps il est heureux d’humilier le flatteur. Il provoque la louange et il la rejette. Il ne peut se passer des lettres de Voltaire, et il affecte pour ses outrages comme pour ses caresses une souveraine indifférence. Il y a plus de cynisme, mais en revanche plus de cœur chez Voltaire ; il y a plus de dignité, mais plus d’insolence et d’insensibilité chez Frédéric. Si Frédéric a pu dire à Voltaire : « Vous souillez votre plume, » Voltaire a pu lui répondre : « Vous prenez toujours un plaisir méchant à humilier les autres hommes. » Plus on étudie leur longue correspondance, coupée en deux par le scandale de Francfort, cette correspondance où tous les tons se heurtent, où toutes les passions s’entremêlent, plus on aperçoit entre eux une sorte de charme irritant qui les fait s’attirer sans cesse et invinciblement se repousser. Admiration, éblouissement, intérêt, vanité, on peut y voir tour à tour les choses les plus diverses, on n’y trouvera jamais l’amitié.

Ici s’offre à nous un rapprochement fait à souhait, comme dit Fénelon, pour le plaisir de la pensée. Au moment et dans la ville même où se passaient les scènes que nous venons de décrire, grandissait un enfant merveilleusement doué qui devait en effacer un jour les traces les plus fâcheuses. Le petit Wolfgang, celui qui inscrira le nom de Goethe parmi les grands noms du monde nouveau, avait quatre ans à peine en 1753. Quelques années après, quand il parcourait sa ville natale avec ses compagnons d’études, quand il en prenait possession, comme il l’a si bien dit, est-il possible que le souvenir de l’arrestation de Voltaire n’ait pas été une des premières impressions de sa curiosité si précoce et si vive ? Il disait, soixante-dix ans plus tard, à Eckermann : « Vous n’avez aucune idée du rôle que jouaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de la domination morale qu’ils exerçaient. » Voltaire et Goethe, quelle distance de l’un à l’autre ! Et du monde où domine le premier au monde où le second a établi son pacifique empire, quel progrès du niveau général ! Au lieu de sacrifier Voltaire à Frédéric, les critiques allemands dont nous venons de parler auraient mieux fait d’opposer la figure sereine du chantre d’Hermann et Dorothée à la figure sarcastique de l’auteur du Mondain. Voltaire, par ses railleries implacables, a élevé de nouvelles barrières entre l’esprit français et l’esprit germanique ; Goethe, par