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scandaleuses de cette aventure, je veux dire l’emprisonnement de Voltaire, de son secrétaire et de sa nièce, gardés tous trois à vue par des soldats armés de pied en cap comme les derniers des malfaiteurs. Voltaire dit qu’il y en avait trois dans chacun des galetas ; il n’y en avait que deux d’après le rapport officiel. « Voyez l’exagération du poète ! » s’écrie très sérieusement le scrupuleux Varnhagen.

Ces violences avaient eu lieu le 20 juin ; le 21, Freytag reçoit de Berlin les instructions en date du 16 qui ordonnent la mise en liberté de Voltaire. Le scandale va donc finir ? Pas encore. Freytag, qui se pique d’être fin, décide que la tentative d’évasion du 20 juin a créé une situation toute nouvelle, et que les ordres rédigés le 16 à Berlin n’ont plus de valeur à moins d’être expressément confirmés. Voilà donc Voltaire enfermé à l’auberge du Bouc, déshonoré devant toute une ville et obligé de s’humilier aux pieds de ce résident imbécile, pour obtenir au moins un adoucissement à ses maux. C’est du 21 juin qu’est datée cette supplique à Freytag :


« Je vous conjure, monsieur, d’avoir pitié d’une femme qui a fait deux cents lieues pour essuyer de si horribles malheurs. Nous sommes ici très mal à notre aise, sans domestiques, sans secours, entourés de soldats. Nous vous conjurons de vouloir bien adoucir notre sort. Vous avez eu la bonté de nous promettre de nous ôter cette nombreuse garde. Souffrez que nous retournions au Lion d’Or, sous notre serment de n’en partir que quand sa majesté le roi de Prusse le permettra. Il y a là un petit jardin nécessaire pour ma santé, où je prenais des eaux de Schwalbach. Tous nos meubles y sont encore, nous payons à la fois deux hôtelleries, nous espérons que vous daignerez entrer dans ces considérations. Au reste, monsieur, j’avais toujours cru que tout serait fini quand le volume de sa majesté serait revenu, et je le croyais avec d’autant plus de raison que M. Rücker avait proposé de me faire laisser caution pour sûreté du retour de la caisse. Voilà ce que j’avais eu l’honneur de vous dire hier. Enfin, monsieur, je vous prie d’excuser les fausses terreurs qu’on m’avait données. Soyez très persuadé que ni ma nièce, ni M. Collini, ni moi, nous ne sortirons que quand il plaira à sa majesté. Nous n’avons ici aucun secours, même pour écrire une lettre. Pardonnez, je vous prie, et ne nous accablez pas. Mme Denis a vomi toute la nuit, elle se meurt. Nous vous demandons la vie. »


Ni ces plaintes, ni ce serment, ni cette humilité de la victime s’abaissant jusqu’à demander pardon au lieu d’invoquer son droit, ne désarment la défiance obstinée du résident. Comment céderait-il quand les ordres mêmes de Frédéric ont tant de peine à lui faire lâcher sa proie ? Vainement Voltaire a-t-il écrit à la margrave de Bayreutb, sœur du roi de Prusse, le jour de l’arrestation : « J’ai