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des convulsions horribles dans lesquelles une pareille aventure avait jeté Mme Denis, il se mit à manger et à vider bouteille sur bouteille. » Et tout cela se passe à Francfort, dans une ville libre, au nom de celui que Voltaire avait appelé Marc-Aurèle, au nom du chef couronné de la philosophie du XVIIIe siècle ! « Dussé-je vivre dix siècles, s’écrie l’honnête Collini, je n’oublierai jamais ces atrocités ! »

Mais le récit de Collini n’est-il pas suspect ? Il est bien permis de crier quand on a subi de pareilles avanies ; je ne serais pas étonné que l’auteur de ce tableau eût un peu forcé le ton et charbonné sa peinture. Collini et Voltaire ont parlé ; à Freytag de se défendre. Rappelons-nous toutefois que, si les captifs sont un peu suspects dans leurs accusations, le geôlier ne l’est pas moins dans son apologie. Que dit-il ? Sur les premières circonstances de l’arrestation, le rapport publié par M. Varnhagen d’Ense est parfaitement conforme au récit qu’on vient de lire. En détaillant avec une complaisance comique ses émotions, ses embarras, ses mesures d’urgence au moment où ses espions viennent lui annoncer l’évasion de Voltaire, il confirme ingénument les appréciations de Collini. Je le vois d’ici triomphant et je devine ses airs de matamore. Quant aux scènes scabreuses, elles ont à peu près disparu. Pas un mot de l’intermède bachique dans le comptoir de M. Schmid ; en revanche, voici uni tableau assez vif des menées, des mouvemens, des grimaces, des contorsions de Voltaire et du jeune Italien. « Ah ! s’écrie le pauvre geôlier, j’ai vu enfin à quelles gens nous avions affaire ! les plus terribles bandits n’eussent pas fait de tels mouvemens pour échapper à nos mains. » Comme ce style de police fait honneur au roi de Prusse ! Outrager la victime parce qu’elle a essayé de fuir, et s’indigner de ce qu’elle résiste ! Mais le sentiment du droit ne saurait entrer dans cette pauvre cervelle ; il y a toute une page du rapport où le résident prussien s’évertue à prouver que la promesse faite par lui à Voltaire n’est point de celles qui engagent. Après cela, est-il bien nécessaire de discuter tous les détails de son récit ? Il affirme que l’hôtelier du Lion d’Or, trouvant Voltaire trop ladre, a refusé absolument de le recevoir ; il affirme que Voltaire, dans le comptoir de M. Schmid, a encore essayé de s’évader, et qu’on s’est décidé alors à le conduire sous bonne garde à l’auberge du Bouc ; il affirme que le sergent Dorn ne s’est pas installé de son autorité privée dans la chambre de Mme Denis, mais que Mme Denis a voulu être rassurée par sa présence et lui a même offert un louis d’or pour sa peine. Sans mettre à nu toutes les invraisemblances d’un récit où éclate à chaque ligne la maladresse du geôlier, il suffit de constater qu’il avoue les faits les plus graves, les indignités les plus