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Si je mérite avec tout cela, monsieur, votre amitié et votre bienveillance, je serai charmé de pouvoir me nommer votre très humble, etc. »


On devine la fureur de Voltaire et de sa nièce. Ce jour-là même, Mme Denis adressa à l’abbé de Prades, un des hôtes de Sans-Souci, une lettre destinée manifestement à être mise sous les yeux du roi. L’indignation y éclate. Ce sont des cris plutôt que des plaintes. « Le livre est arrivé, monsieur, il est dans la caisse que M. Freytag a entre les mains ; on ne veut pas l’ouvrir ! on nous empêche de partir ! Mon oncle est prisonnier dans sa chambre, avec les jambes et les mains enflées ! et pour sûreté du livre, de ce livre qui est arrivé, il a encore donné deux liasses de ses propres papiers reçus en dépôt par M. Freytag ! » Elle transcrit alors les deux billets par lesquels Freytag s’engage à laisser partir Voltaire aussitôt après la restitution du livre, elle les agite pour ainsi dire entre ses mains crispées, elle les met sous les yeux de Frédéric, elle étale enfin toutes ces indignités commises au nom du roi et qui rejailliront sur le trône : « M. de Voltaire a satisfait à tous ses engagemens, et cependant on le retient encore prisonnier ! on ne lui rend ni sa caisse, ni ses deux paquets, ni sa liberté, que M. de Freytag lui avait promise au nom du roi en présence de M. Rücker, avocat. » Elle ose demander alors si le roi a changé d’avis, si M. Freytag se conforme à ses ordres, s’il ne s’agit plus seulement du livre de poésies, mais du contrat désormais annulé qui liait le poète au monarque. « Mon oncle et moi, s’écrie-t-elle, nous le cherchons sans cesse depuis deux mois. Je donnerais quatre pintes de mon sang pour qu’il fût retrouvé ; mais que le roi daigne se ressouvenir que ce contrat était sur un petit chiffon de papier fort facile à perdre, que mon oncle a beaucoup de papiers, qu’il brûle souvent des brouillons. » Et d’ailleurs que contenait-il, ce titre égaré ? Des remercîmens de Voltaire à Frédéric pour la pension que le roi lui promettait pendant la durée de son séjour à Berlin. Or Voltaire a envoyé au roi un acte de renonciation expresse ; que veut-on de plus ?

Une chose curieuse, c’est qu’au moment où Mme Denis s’évertuait de la sorte pour obtenir du roi l’élargissement de Voltaire, Frédéric faisait ordonner à Freytag de laisser Voltaire poursuivre son voyage, sous la seule condition de s’engager par écrit à lui renvoyer son livre de poésies fidèlement, in originali, sans en prendre ou laisser prendre copie. Frédéric demandait donc beaucoup moins que Voltaire n’avait déjà donné ; ce livre, on l’avait sous la main, et on craignait de s’en emparer trop tôt ; on voulait le garder dans le ballot suspect, afin d’avoir un motif de garder Voltaire en même temps. D’où venait donc la difficulté ? De la lenteur des courriers et