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la chancellerie impériale ? Pas le moins du monde ; il lui suffisait que de façon ou d’autre le résident prussien fût tenu en échec par les sympathies autrichiennes. C’est pourquoi il confie sa lettre au comte de Stadion, conseiller intime de l’empereur, et pour le moment ministre d’état de l’électeur de Mayence[1]. De Mayence à Francfort, la route n’est pas longue, et en supposant même que la réponse de Vienne se fasse un peu attendre, c’est déjà fort bien fait que d’opposer l’influence d’un comte de Stadion aux prétentions d’un baron de Freytag. Il est fâcheux seulement que Voltaire, en échange du service qu’il demande, propose de gagner incognito la capitale de l’empire et de révéler à l’empereur les secrets du roi de Prusse : « Votre excellence peut assurer l’empereur ou sa sacrée majesté l’impératrice que, si je pouvais avoir l’honneur de leur parler, je leur dirais des choses qui les concernent. Peut-être mon voyage ne serait pas absolument inutile. » Une fois engagés en de pareilles luttes, les plus forts souvent perdent la tête ; comment s’étonner que Voltaire, exaspéré par l’affront et mal défendu par sa conscience, ait voulu employer des armes qu’une main loyale doit toujours repousser ? Comment ne pas s’en affliger aussi ? Quoi ! Voltaire est innocent, Voltaire s’est soumis de bonne foi aux réclamations qu’on lui adresse ; dans un petit nombre de jours, il aura échappé à la police de Frédéric, et au moment où il croit sa liberté menacée. par le plus odieux des parjures, il ne pousse pas des cris à en remplir l’Europe entière ! C’est tout bas qu’il se plaint, c’est en secret qu’il s’agite ; on ne reconnaît pas ici l’homme qui a la conscience nette et le droit de parler franc. Il est bien évident que s’il avait porté l’affaire par ses clameurs devant le tribunal de l’Europe, devant l’Europe aussi Frédéric aurait pu lui répondre. Les deux amis se valaient. Une lettre publiée par M. Varnhagen prouve de la façon la plus claire que plusieurs semaines avant l’arrivée de Voltaire à Francfort on connaissait à Berlin ses indélicatesses, disons le mot quoi qu’il en coûte, ses trahisons. Cette lettre est une réponse de lord Maréchal à Mme Denis. Lord Maréchal, ministre du roi de Prusse à Paris[2], avait reçu de la nièce de Voltaire une lettre fort pressante où celle-ci, avant de se rendre auprès du prisonnier de M. de Freytag, suppliait le ministre de s’entremettre en cette déplorable affaire. Lord Maréchal lui répond en ces termes :

  1. La lettre dont il s’agit ne porte pas d’adresse dans le Voltaire de Beuchot ; c’est M. Varnhagen d’Ense qui croit avoir trouve le destinataire, et ses raisons nous paraissent fort plausibles.
  2. George Keith, connu sous le nom de lord Maréchal, appartenait à une ancienne famille écossaise, et avait servi dès sa jeunesse la cause des Stuarts avec une intrépide ardeur. Son frère, le maréchal Keith, au service de la Prusse, réussit à l’attirer à Berlin. Lord Maréchal fut successivement ambassadeur en France, en Espagne, et gouverneur de Neuchatel, où il eut occasion de protéger Jean-Jacques Rousseau. On connaît les tendres paroles que lui adresse Jean-Jacques à la fin des Confessions : « O bon milord ! ô mon père ! » D’Alembert a écrit son éloge. Lord Maréchal, né en 1685, mourut à Potsdam en 1778. Il avait soixante-huit ans au moment de l’aventure de Francfort.