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mains du geôlier, réclamerait la liberté promise, il ne pouvait se tirer d’embarras que par une impudente violation de ses engagemens. L’intérêt du roi rassurait sa conscience. Il invoquait d’ailleurs ses restrictions mentales et tâchait de se persuader que la promesse en question était seulement pro forma, ruse de guerre destinée à rassurer l’ennemi, stratégie permise où l’honneur n’a rien à voir. Il faut même que le tacticien ait laissé entrevoir quelque chose de cela, car on ne comprendrait pas que Voltaire, espérant d’un jour à l’autre l’arrivée du ballot et pouvant compter sur sa délivrance à heure fixe, ait commencé dès le 5 juin une guerre si vive contre le roi et son geôlier. C’est pourtant ce qui arrive. Dans cette prison, fort odieuse il est vrai, mais qui peut s’ouvrir demain, le voilà qui se démène comme un condamné sans espoir. Il écrit de tous côtés, à Paris, à Mayence, à Vienne. Il se cherche des protecteurs et il cherche à Frédéric des ennemis. L’ennemi naturel du roi de Prusse, c’est l’empereur d’Allemagne, l’époux de Marie-Thérèse ; quel coup de maître s’il pouvait intéresser l’empereur à sa cause ! Il écrit donc à l’empereur d’Allemagne cette curieuse lettre publiée par M. Beuchot, qui s’éclaire aujourd’hui d’une lumière nouvelle, puisqu’elle porte la date du 5 juin et qu’elle correspond si exactement à la visite ainsi qu’au rapport de Freytag. « Sire, c’est moins à l’empereur qu’au plus honnête homme de l’Europe que j’ose recourir dans une circonstance qui l’étonnera peut-être et qui me fait espérer en secret sa protection ; » puis, après avoir dit quelle espèce de réclamation lui adresse le roi de Prusse, il ajoute : « Je n’importunerais pas sa sacrée majesté, s’il ne s’agissait que de rester prisonnier jusqu’à ce que l’œuvre de poéshie que M. Freytag redemande fût arrivée à Francfort ; mais on me fait craindre que M. Freytag n’ait des desseins plus violens en croyant faire sa cour à son maître, d’autant plus que toute cette aventure reste encore dans le plus profond secret. » Il ne soupçonne pas le roi de se porter à de telles extrémités « contre un vieillard moribond qui lui avait tout sacrifié, qui ne lui a jamais manqué, qui n’est point son sujet, qui n’est plus son chambellan et qui est libre ; » mais ce sont les violences du résident prussien qu’il faut craindre, à moins qu’on ne puisse invoquer une protection supérieure. Voltaire est sauvé, si l’empereur d’Allemagne veut bien le recommander à Francfort. « Sa sacrée majesté a mille moyens de protéger les lois de l’empire et de Francfort, et je ne pense pas que nous vivions dans un temps si malheureux que M. Freytag puisse impunément se rendre maître de la personne et de la vie d’un étranger dans la ville où sa sacrée majesté a été couronnée. »

Voltaire a-t-il donc espéré que cette lettre produirait bientôt son effet ? Ignorait-il la lenteur des chancelleries allemandes, surtout de