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accusés par Voltaire et Collini ; avant d’entendre la défense, il faut lire l’acte d’accusation :


« Il y avait à Francfort un nommé Freytag, banni de Dresde après y avoir été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans Francfort agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres, parce qu’ils n’avaient de gages que ce qu’ils pouvaient attraper aux passans. Cet ambassadeur et un marchand nommé Schmid, condamné ci-devant à l’amende pour fausse monnaie, me signifièrent, de la part de sa majesté le roi de Prusse, que j’eusse à ne point sortir de Francfort jusqu’à ce que j’eusse rendu les effets précieux que j’emportais à sa majesté. « Hélas ! messieurs, je n’emporte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les moindres regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandebourgeoise que vous redemandez ? — C’être, monsir, répondit Freytag, l’œuvre de poëshie du roi mon gracieux maître. — Oh ! je lui rendrai sa prose et ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoique après tout j’aie plus d’un droit à cet ouvrage. Il m’a fait présent d’un bel exemplaire imprimé à ses dépens. Malheureusement cet exemplaire est à Leipzig avec mes autres effets. » Alors Freytag me proposa de rester à Francfort jusqu’à ce que le trésor qui était à Leipzig fût arrivé, et il me signa ce beau billet : « Monsir, sitôt le gros ballot de Leipzig sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi mon maître, que sa majesté demande, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous paraîtra bon. À Francfort, 1 de juin 1753. Freytag, résident du roi mon maître. » J’écrivis au bas du billet : Bon pour l’œuvre de poëshie du roi votre maître ; de quoi le résident fut très satisfait.

« Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèlement ce sacré dépôt, et je crus pouvoir m’en aller sans manquer à aucune tête couronnée ; mais dans l’instant que je partais on m’arrête, moi, mon secrétaire et mes gens ; on arrête ma nièce : quatre soldats la traînent au milieu des boues chez le marchand Schmid, qui avait je ne sais quel titre de conseiller privé du roi de Prusse. Ce marchand de Francfort se croyait alors un général prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette grande affaire avec toute l’importance et la grandeur convenables. Ma nièce avait un passeport du roi de France, et de plus elle n’avait jamais corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte d’ordinaire les dames dans les horreurs de la guerre ; mais le conseiller Schmid et le résident Freytag, en agissant pour Frédéric, croyaient lui faire leur cour en traînant le pauvre sexe dans les boues. On nous fourra tous dans une espèce d’hôtellerie à la porte de laquelle furent postés douze soldats : on en mit quatre autres dans ma chambre, quatre dans un grenier où l’on avait conduit ma nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l’on fit coucher mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la vérité, un petit lit ; mais ses quatre soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, lui tenaient lieu de rideaux et de femmes de chambre.

« Nous avions beau dire que nous en appelions à César, que l’empereur avait été élu à Francfort, que mon secrétaire était Florentin et sujet de