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rien de commun avec eux, il n’est point aimé d’eux ; il joue à leurs yeux le rôle de parasite. D’autre part, il est mal avec le mercante, par lequel il se sent exploité. À son tour, le mercante passe aux yeux des paysans pour une sorte d’usurier nécessaire. Les trois classes sont séparées, il n’y a pas de gouvernement naturel.

Il n’en est pas de même dans la Romagne devenue italienne, où les nobles sont campagnards, dans un ou deux cantons de l’état papal ; mais les nobles de Rome qui voudraient vivre sur leur terre, l’exploiter eux-mêmes, prendre le gouvernement économique et moral du pays, trouvent aujourd’hui plus de difficultés que jamais. D’abord les bras manquent : les conscriptions de Victor-Emmanuel ont pris beaucoup d’Abruzzais qui venaient faire les gros travaux ; les chemins de fer romains occupent un assez grand nombre de Romains, et la campagne romaine est presque vide d’habitans. En outre les affaires sont soumises au régime du bon plaisir : la sortie des grains n’est pas libre ; il faut une permission spéciale pour toute opération ou entreprise, et vous n’obtenez de permissions que selon votre degré de faveur. Le gouvernement intervient jusque dans vos affaires privées. Par exemple, un locataire ou fermier ne vous paie pas ; vous lui accordez trois mois, au bout des trois mois trois autres, et ainsi de suite. À la fin, excédé, vous vous décidez à le mettre à la porte ; mais son neveu est chanoine, et le gouverneur du district vous fait demander un nouveau répit pour le pauvre homme. Un an se passe, vous envoyez l’huissier ; l’huissier s’arrête, apprenant à la porte qu’un cardinal s’intéresse à l’affaire. Vous rencontrez le cardinal dans le monde ; il vous prie de la part du pape d’user de miséricorde envers un honnête homme qui n’a jamais manqué au devoir pascal, et dont le neveu marque par ses vertus dans la daterie.

L’homme a besoin d’une occupation forte qui l’emploie et d’une justice exacte qui le contienne : il est comme l’eau, il lui faut une pente et une digue ; sinon, le fleuve limpide, utile, agissant, devient un marécage stagnant et fétide. Ici la répression ecclésiastique barre la voie au fleuve, et le régime du bon plaisir perce incessamment la digue ; le marécage s’est fait, et on vient d’en voir le détail. Si l’on trouve tant de vilenies et de misères, c’est que l’action libre manque, et aussi la justice exacte. Mes amis m’avertissent de ne point juger cette nation sur son état présent : le fond vaut mieux que l’apparence ; il faut distinguer ce qu’elle est de ce qu’elle peut être. Selon eux, la force et l’esprit y abondent, et pour m’en convaincre ils vont demain me conduire dans les faubourgs et la campagne pour me montrer les hommes du peuple, surtout les paysans.


H. TAINE.