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que la grande passion italienne tant vantée par Stendhal, l’adoration persévérante, le culte absolu, l’amour capable de se suffire et de durer toute la vie, devient aussi rare ici qu’en France. À tout le moins la délicatesse y manque ; quelques femmes s’éprennent, mais du dehors ; ce qu’elles admirent, c’est un beau garçon, bien portant et bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d’or. Rien de doux ni de féminin dans leur caractère ; elles seraient de bonnes compagnes en des occasions dangereuses où il faudrait déployer de l’énergie, mais dans les circonstances ordinaires elles sont tyranniques et en fait de bonheur toutes positives. Les experts en pareille matière déclarent qu’on entre en servitude dès qu’on devient l’amant d’une Romaine ; elle exige de vous des soins infinis, accapare tout votre temps ; vous devez être toujours à votre poste, offrir le bras, apporter des bouquets, donner des colifichets, être attentif ou en extase, faute de quoi elle conclut que vous avez une autre maîtresse, vous ramène à l’instant à votre devoir, demande sur place des preuves parlantes. Dans ce pays, le temps d’un homme, n’étant réclamé ni par la politique, ni par l’industrie, ni par la littérature, ni par la science, est une marchandise sans acheteurs ; selon la règle économique de l’offre et de la demande, la valeur est diminuée d’autant, et même devient nulle ; à ce taux-là, une femme peut l’employer en génuflexions et en phrases.

Ils se sont accommodés à cette vie, qui nous semble si réduite et presque morte. Faute de lectures et de voyages, ils ne font pas de comparaison ni de retour sur eux-mêmes ; les choses ont toujours été ainsi, elles seront toujours ainsi : une fois acceptée, cette nécessité ne paraît pas plus étrange que la malaria. D’ailleurs beaucoup de choses contribuent à la rendre supportable. On vit ici à très bon marché : un ménage qui a deux enfans et une servante dépense 2,500 francs ; 3,000 francs sont autant que 6,000 à Paris. On peut sortir en casquette, en habit râpé ; personne ne contrôle autrui, chacun songe à prendre du plaisir ; les fredaines sont tolérées ; ayez votre billet de confession, fuyez les libéraux, faites preuve de docilité et d’insouciance, vous trouverez le gouvernement patient, accommodant, d’une indulgence paternelle. Enfin les gens d’ici ne sont pas exigeans en fait de bonheur ; une promenade le dimanche en bel habit à la villa Borghèse, un dîner dans une trattoria à la campagne, voilà une perspective qui défraie leurs rêves pour une semaine. Ils savent flâner, bavarder, se contenter du peu qu’ils ont, savourer une bonne salade fraîche, jouir d’un verre d’eau bien pure dégusté en face d’un bel effet de lumière. De plus il y a chez eux un fonds de bonne humeur ; ils croient qu’il faut passer son temps agréablement, que l’indignation inutile est une sottise, que la tristesse est une maladie ; leur tempérament va vers la joie, comme une