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malheur on y éprouve des sentimens contraires. Que de fois par contraste j’ai pensé à nos églises gothiques, — Reims, Chartres, Paris, Strasbourg surtout ! J’avais revu Strasbourg trois mois auparavant, et j’avais passé une après-midi seul dans son énorme vaisseau noyé d’ombre. Un jour étrange, une sorte de pourpre ténébreuse et mouvante, mourait dans la noirceur insondable. Au fond, le chœur et l’abside avec leur cercle massif de colonnes rondes, la forte église primitive et demi-romaine, disparaissaient dans la nuit, tige antique enfoncée dans la terre, tige épaisse et indestructible autour de laquelle était venue s’épanouir et fleurir toute la végétation gothique. Point de chaises dans la grande nef, à peine cinq ou six fidèles à genoux ou errant comme des ombres. Le misérable ménage, la friperie du culte ordinaire, l’agitation des insectes humains, ne venaient point troubler la sainteté de la solitude. Le large espace entre les piliers s’étalait noir sous la voûte peuplée de clartés douteuses et de ténèbres presque palpables. Au-dessus du chœur tout noir, une seule fenêtre lumineuse se détachait, pleine de figures rayonnantes, comme une percée sur le paradis.

Le chœur était rempli de prêtres, mais de l’entrée on n’en distinguait rien, tant l’ombre était épaisse et la distance grande. Point d’ornemens visibles ni de petites idoles. Seuls dans l’obscurité, parmi les grandes formes qu’on devinait, deux chandeliers, avec leurs flambeaux allumés, luisaient aux deux coins de l’autel, pareils à des âmes tremblantes. Des chants montaient et redescendaient à intervalles égaux comme des encensoirs qui se balancent. Parfois les voix claires et lointaines des enfans de chœur faisaient penser à une mélodie de petits anges, et de temps en temps une ample modulation d’orgue couvrait tous les bruits de sa majestueuse harmonie.

On avance, et les idées chrétiennes envahissent l’esprit par un jet nouveau à mesure qu’un nouvel aspect s’ouvre. Arrivé à l’abside, lorsque dans la crypte déserte et froide on a vu le grand archevêque de pierre, un livre à la main, couché pour l’éternité, comme un pharaon, sur son sépulcre, et qu’on se retourne au sortir de la voûte mortuaire, la rosace orientale éclate au-dessus de l’énorme obscurité des premiers arceaux, dans sa bordure noire et bleue, avec ses broderies d’incarnat violacé, avec ses innombrables pétales d’améthyste et d’émeraude, avec la douloureuse et ardente splendeur de ses pierreries mystiques, avec les scintillemens entrecroisés de sa sanglante magnificence. C’est là le ciel entrevu le soir en rêve par une âme qui aime, et qui souffre. Au-dessous, comme une muette forêt septentrionale, les piliers allongent leurs files colossales. La profondeur des ombres et la violente opposition des