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réciproquement, soit qu’elles se fissent opposition l’une à l’autre, les pièces de la correspondance devenaient tour à tour l’objet d’explications plus ou moins étendues, toujours lumineuses. »

Les morts servent ainsi souvent à M. Meunier pour flageller les vivans. Il fait revivre la figure de Biot, qui refusa toute sa vie d’occuper des fonctions publiques, et il le cite en exemple aux savans qui couronnent leur carrière en acceptant des dignités administratives ou politiques. — Est-ce que Biot, dit M. Meunier, n’aurait pas perdu, pour sa gloire et pour la science, tout le temps qu’il eût donné à des fonctions publiques ? Tel grand chimiste joue un rôle administratif, qui gaspille ainsi son talent loin des travaux de sa profession : on se souviendra du chimiste ; qui se rappellera l’homme politique ? — Ici, comme on le voit, nous ne sommes plus sur les terres de l’utopie, où la chimie et la politique ne font qu’un, où la science gouverne et administre. Dans le monde pratique que M. Meunier considère, la science et le gouvernement diffèrent du tout au tout. Ce que M. Meunier veut défendre avant toute chose, c’est l’indépendance de la théorie scientifique, c’est l’esprit de libre recherche. Dès que les savans prennent place dans la hiérarchie politique, l’auteur les voit préoccupés exclusivement d’étouffer les témérités de la libre investigation ; ils ne regardent plus les problèmes sous leur vrai jour, ils ne songent plus qu’à sauvegarder l’ordre établi. Leurs doctrines deviennent des moyens d’autorité. Ils se font les « doctrinaires de la science. » C’est sur Cuvier que M. Meunier venge la libre recherche, sans se priver d’ailleurs d’interpeller directement ceux qui suivent l’exemple de Cuvier. Cuvier a excellé dans l’art de parvenir et dans la science de conduire habilement sa vie. Devenu maître du domaine scientifique, où il ne tolère aucune indépendance, il fait de son autorité un instrument de l’omnipotence impériale. Cuvier ne croit pas à la génération spontanée et ne permet pas qu’on y croie, « parce que l’empereur ne le veut pas. »

Ce qui indigne surtout M. Meunier, c’est l’espèce de féodalité qu’il découvre dans le monde de la science. À son avis, chaque savant officiel tient en fief une spécialité des connaissances humaines, y dispose de tous les instrumens de travail et y exploite à son profit ou au profit des siens tous les moyens de progrès. Ce tableau est manifestement noirci, et personne n’admettra qu’il corresponde exactement à l’état de choses actuel. Il faudrait sans doute remonter d’un demi-siècle dans l’histoire des sciences pour trouver une époque à laquelle il s’applique dans toute sa rigueur. C’est du moins à des années déjà lointaines que se rapporte une anecdote que M. Meunier a recueillie dans l’éloge de Duméril prononcé à la fin de 1863 par M. Flourens. M. de Candolle avait besoin du titre de docteur pour être nommé professeur de botanique dans une faculté. Grâce à l’amitié de Duméril, il fut admis sans trop de rigueur à l’examen. Plein de reconnaissance, il court chez son protecteur ; mais il trouve celui-ci grave et compassé, qui lui déclare que tout n’est pas fini, et qu’il faut maintenant passer