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Démocratie pacifique. On ne peut se défendre d’un certain étonnement quand on relit, dans leur forme ancienne, ces dithyrambes sur l’avènement du peuple par la science, sur la constitution d’un nouvel ordre social, et il semble que ce que M. Meunier vient d’écrire soit écrit depuis trente ans. Ce n’est pas que ses conceptions ne soient vraies dans une certaine mesure, ce n’est pas que ses tendances ne soient celles où nous marchons tous résolument, savans et ignorans, gouvernans et gouvernés ; mais ce qui caractérise la foi de M. Meunier, ce qui caractérisait celle des écoles socialistes il y a trente ans, c’est une préoccupation exclusive de rapprocher les fins lointaines, c’est un désir excessif de formuler ce qui peut être à peine entrevu. Telle conséquence que l’homme le plus froid admettra volontiers, si elle se présente sans forme trop précise et si elle se rapporte à une époque indéterminée, choquera son bon sens, si on essaie de la dessiner nettement pour un avenir prochain. C’est ce que nous pourrons constater à chaque pas, si nous suivons un instant M. Meunier dans le développement de son utopie[1].

La science doit transformer le monde matériel. Ce siècle, qui n’a que soixante ans, a créé vingt sciences nouvelles, la géologie, la paléontologie, l’embryogénie, l’anatomie comparée, la chimie organique, la météorologie, la physique du globe, etc. ; il a fait les chemins de fer, les bateaux à vapeur, le télégraphe électrique, la galvanoplastie, le daguerréotype, cent autres découvertes auxquelles le passé n’a rien de comparable. Où donc tout cela doit-il aboutir, sinon à l’âge d’or, qu’une aveugle tradition a mis dans le passé et qui est devant nous ? « Les temps sont proches où il y aura d’autres cieux et une terre nouvelle. » C’est dans un véritable Éden que va entrer le prolétaire, le patricien de l’avenir. Là toutes les puissances de la nature le serviront docilement, la nourriture y sera facile et abondante. « Une pièce de terre qui rapportait 17 hectolitres d’orge, ayant été soumise à l’action de l’électricité atmosphérique, a produit 37 hectolitres, plus du double ! » Inquiétez-vous après cela des moyens de nourrir la population ! A l’aide des réactifs de la chimie, on convertit les bois les plus vulgaires en bois de luxe. En Éden, « l’acajou, le palissandre, le citronnier, le sandal, le bois de rose, sont les moins précieuses des essences employées à la confection des meubles et des boiseries, » Ebelmen a fabriqué des pierres précieuses dans son laboratoire, Despretz a fait du diamant, d’ailleurs l’essence de térébenthine est composée de diamans infiniment petits ; donc en Éden les diamans, les pierres flamboyantes abonderont, et ces objets « ne tireront plus leur valeur de leur rareté, mais simplement de leur magnificence. » Devenu véritablement roi de la création, l’homme modifie le sol, corrige les climats, crée des animaux pour son usage. « On a vu que chaque être reproduit transitoirement dans le cours de son développement fœtal les caractères

  1. Les principaux traits de cette utopie se retrouvent dans la Science et les Savans en 1864 ; mais, pour en connaître les détails, on peut voir un livre de M. Victor Meunier, publié en 1857, l’Apostolat scientifique.