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parlement comme le Sieyès contemporain de l’Europe. Ainsi, par sa missive célèbre du 22 septembre 1862, le comte Russell ne faisait pas seulement un acte manifeste d’intervention dans les affaires intérieures d’un état indépendant, mais il prenait en main la cause de l’Allemagne contre le Danemark, et se prononçait hautement pour les prétentions les plus excessives et les plus injustifiables de MM. de Beust et de Pfordten ! Le noble lord était subitement touché de la grâce du National Verein, et c’est une des belles allées du charmant parc de Gotha qui devint la route de Damas pour cette conversion foudroyante ! Certes il y a quelque chose de piquant, ou plutôt, comme on dirait de l’autre côté du Rhin, quelque chose de « symbolique » dans le fait qu’une note si mortelle pour le Danemark[1] ait été écrite le jour même de l’avènement de M. de Bismark et dans la ville qui a donné son nom au parti unitaire de la Germanie, sous les ombrages hospitaliers d’un patriote aussi ardent que le duc de Cobourg. Faut-il pourtant tout attribuer aux seules séductions du lieu et de l’entourage ? Ne doit-on pas accorder au noble lord les bénéfices d’une pensée un peu plus sérieuse et politique ? Rappelons-nous que depuis l’annexion de la Savoie l’Angleterre avait commencé à tourner ses regards vers l’Allemagne, à cultiver avec une certaine tendresse un grand peuple si rapproché par ses origines et sa foi, placé si providentiellement entre la France et la Russie. Les hommes d’état britanniques avaient pris l’habitude régulière de faire une tournée de vacance sur les bords du Rhin et d’y resserrer les liens d’amitié avec les princes et les ministres de la Germanie. Ainsi faisait chaque été lord Clarendon ; ainsi, en septembre 1862, fit lord John Russell, qui accompagna sa gracieuse majesté la reine Victoria dans son voyage à Cobourg. Or cette année 1862 était singulièrement tourmentée et ténébreuse ; l’explosion de la Pologne n’avait pas encore eu lieu, l’intimité entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg devenait de jour en jour plus grande, et plus grande aussi l’inquiétude des autres puissances ; on parlait de vastes projets

  1. C’est l’expression même de la Revue, qui, dès le n° du 1er janvier 1863, signalait, avec un douloureux pressentiment, les graves conséquences de « l’étourderie » de lord Russell. Le ministre anglais s’est plus tard défendu d’avoir subi l’influence de l’entourage de Gotha lorsqu’il écrivait sa note : il affirmait en avoir déjà porté le germe avant de toucher aux frontières de l’Allemagne, et il citait en témoignage le bizarre passage suivant de la dépêche de son agent à Copenhague : « Je me rappelle parfaitement, — lui écrivait M. Paget le 28 janvier 1863, — que votre seigneurie m’a parlé, pendant notre rencontre à Bruxelles au commencement de septembre dernier, des affaires dano-allemandes. Votre seigneurie m’a donné alors les contours (outlines) de l’arrangement qui s’était présenté à son esprit (occurred), et qu’elle a ensuite développé dans sa dépêche du 24 septembre. »