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s’honoraient de ce titre. Des villes importantes, Volaterra, Atella, Sparte, Paphos, réclamaient à chaque instant sa protection et la payaient par des honneurs publics. Il comptait des provinces entières, presque des nations, dans sa clientèle, et depuis l’affaire de Verrès, par exemple, il était le défenseur et le patron de la Sicile. Cet usage survécut à la république, et au temps de Tacite les orateurs en renom avaient encore parmi leurs cliens des provinces et des royaumes. C’était la seule grandeur qui restât à l’éloquence.

Il me semble que ces détails achèvent de nous faire connaître ce qu’était la vie d’un personnage important de cette époque. Tant qu’on se contente d’étudier les quelques personnes qui composent ce qu’on appelle aujourd’hui sa famille, et qu’on ne le voit qu’entre sa femme et ses enfans, son existence ressemble assez à la nôtre. Les sentimens qui sont le fond de la nature humaine n’ont pas changé, et ils amènent toujours à peu près les mêmes conséquences. Les soucis qui troublaient le foyer de Cicéron, ses joies et ses malheurs ne nous sont pas inconnus ; mais dès qu’on sort de ce cercle borné, quand on replace le Romain parmi la foule de ses serviteurs et de ses familiers, les différences entre cette société et la nôtre se montrent. Aujourd’hui la vie est devenue plus unie et plus simple. Nous n’avons plus ces richesses immenses, ni ces vastes relations, ni cette multitude de gens attachés à notre fortune. Ce que nous appelons un grand train de maison aurait à peine suffi à l’un de ces commis de traitans qui allaient recueillir l’impôt public dans quelque ville de province. Un grand seigneur ou même un riche chevalier romain ne se contentait point de si peu. Quand on songe à ces nations d’esclaves qu’ils entassaient dans leurs maisons et dans leurs terres, à ces affranchis qui formaient une sorte de cour autour d’eux, à cette multitude de cliens qui encombraient les rues de Rome par lesquelles ils passaient, à ces hôtes qu’ils avaient dans le monde entier, à ces villes et à ces royaumes qui imploraient leur protection, on s’explique mieux l’autorité de leur parole, la fierté de leur attitude, l’ampleur de leur éloquence, la gravité de leur maintien, le sentiment de leur importance personnelle qu’ils mettaient dans toutes leurs actions et tous leurs discours. C’est en cela surtout que la lecture des lettres de Cicéron nous rend un grand service. En nous donnant quelque idée de ces grandes existences que nous ne connaissons plus, elles nous font mieux comprendre la société de ce temps.


GASTON BOISSIER.