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société bourgeoise comme à Cologne. Les officiers, qui tiennent ici le haut du pavé, passent leur temps à dresser des conscrits sur les places et les promenades désertes et à étudier, à comparer l’un à l’autre les divers crus de la Moselle, en rêvant de Cologne ou de Berlin.

Il y a pourtant mieux à faire à Trèves. Pour peu d’abord que l’on sache goûter les paysages aimables et tempérés, on trouvera les environs de Trèves disposés à souhait pour le plaisir des yeux, soit que l’on rentre en France par le bassin de la Sarre, soit que l’on descende vers Coblentz en s’abandonnant au cours de la Moselle. La vallée de la Moselle est toujours aussi fraîche, aussi verte, aussi variée d’aspect que du temps où ses beautés naturelles avaient le pouvoir d’inspirer au froid versificateur Ausone quelques vers vraiment poétiques et charmans ; mais ce qui intéressera surtout quiconque ne voyage pas uniquement pour s’étourdir de mouvement et de bruit, ce sont les imposans édifices qu’a conservés jusqu’à nos jours cette ancienne capitale de la Gaule belgique, cette cité qui fut de fait, pendant un siècle environ, la capitale de l’empire d’Occident. Dans ces grandes ruines du passé qui se dressent au-dessus des maisons de la ville moderne, dans ces débris de toute espèce que chaque année un hasard heureux ou des fouilles intelligentes font sortir du sol, il y a de quoi intéresser, de quoi retenir pendant plusieurs jours l’historien qui sait que toute l’histoire n’est pas dans les livres. Ici comme à Athènes, comme à Rome, on ressent quelque chose qu’il est plus facile d’éprouver que de décrire. Quand nous nous trouvons en présence de ces lieux historiques auxquels tant de siècles n’ont point réussi à enlever leur physionomie, et que nous contemplons ces images, ces symboles, ces édifices qui sont autant de pensées humaines réalisées, il nous semble qu’un charme magique opère en nous ; notre intelligence se replace d’elle-même dans la disposition où étaient habituellement les hommes dont l’effort a imprimé ces formes durables à la matière ; des milliers d’années ne nous séparent plus d’eux ; au lieu de nous borner à comprendre par le raisonnement quel était leur mode d’existence et l’attitude naturelle de leur génie, nous le devinons par une sorte d’intuition et comme par une pénétrante sympathie. Il y a un singulier plaisir à s’échapper ainsi à soi-même, à franchir ainsi les limites de sa courte vie et de son être borné. C’est un rêve que le réveil suit trop vite, mais dont il n’efface pas la vive impression ; on a cru un instant sentir passer en soi l’âme des races ensevelies et des peuplés qui ont vécu.