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eut peut-être aussi des grands hommes, mais qu’il ne s’est pas trouvé d’historien pour nous raconter leurs actions et nous retracer leur caractère. C’est là précisément la plus sévère condamnation de ce pauvre pays. L’oubli le plus souvent est juste à sa manière. Une grande civilisation a toujours de grands historiens. « Il y a eu des braves avant Agamemnon, et pourtant tous, à jamais écrasés par la nuit, dormiront sans qu’on les pleure, « car ils n’ont pas eu de poète sacré[1]. » C’est ce poète sacré qui a manqué aux grands hommes de l’Égypte, et s’il leur a manqué, ce fut leur faute. Il leur a manqué, car eux-mêmes n’eurent pas cette haute originalité qui transporte un siècle, s’imprime en la mémoire des hommes, commande le génie à l’artiste, à l’écrivain, s’impose à l’avenir, triomphe de la mort. Les grands hommes de la Grèce ont eu des poètes et des historiens immortels, car ils appartenaient à un monde noble, fier, léger, distingué, aristocratique dans le vrai sens du mot. Là tout était du même ordre. Miltiade, Thémistocle, Cimon, Périclès, procédaient du même souffle divin qu’Eschyle, Hérodote, Thucydide, Phidias. Socrate trouvait Xénophon pour l’écouter, Platon pour l’idéaliser, Aristophane pour le railler. En Grèce, le poète et l’historien font le grand homme ; mais le grand homme, de son côté, fait le poète et l’historien. Il n’en est pas de même en Égypte. Dans cette triste vallée d’éternel esclavage, on dura des milliers d’années, on cultiva son champ, on fut bon fonctionnaire, on porta sa pierre sur son dos, on vécut fort bien sans gloire. Un même niveau de médiocrité intellectuelle et morale pesa sur tous. Voilà la cause qui a produit ce phénomène de persistance extraordinaire dont les histoires grecques, romaines, germaniques, modernes, nous laissent à peine concevoir la possibilité.

Et c’est ici que s’offre à nous un rapprochement qui, depuis que je suis, en ce pays, m’obsède et m’apparaît chaque jour plus frappant : je veux parler des rapports entre la civilisation égyptienne et la civilisation chinoise. L’Égypte et la Chine sont vraiment deux sœurs en histoire, non en ce sens qu’il faille chercher entre elles aucune analogie de langue ni de race, mais en ce sens qu’elles ont suivi des lignes de développement parallèles. De part et d’autre, l’usage de l’écriture, d’abord idéographique, puis hiéroglyphique, se perd dans la nuit des temps et se rattache presque aux origines de la parole. Une conséquence de ce fait capital fut, des deux côtés, une historiographie très riche, remontant, non par des fables, mais par des récits positifs, à une haute antiquité, — des annales en un mot infiniment mieux tenues que celles d’aucune autre race. De part et d’autre encore, nous trouvons une royauté de sages, sans

  1. Carent quia vate sacro. — Horace.