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musée de Boulaq, à laquelle les fellahs donnèrent, tout d’une voix, quand ils la trouvèrent, le nom de scheickh-el-beled, « le scheickh du village. » C’est la statue d’un certain Phtah,sé, gendre du roi. La statue de sa femme a été trouvée près de lui. L’expression de contentement naïf répandue sur la figure souriante de ces deux bonnes gens est chose indicible. On dirait deux Hollandais du temps de Louis XIV. On ne peut douter, à la vue de ces statues, qu’avant sa période de royauté despotique et somptueuse l’Égypte n’ait eu une époque de patriarcale liberté. L’art officiel et pompeux des Touthmès et des Ramsès ne se fût pas abaissé à des représentations d’une telle bonhomie, pas plus que les artistes de Versailles ne se fussent plies à peindre des « magots. » Ces deux étonnans morceaux sont en effet de la quatrième ou de la cinquième dynastie.

Est-ce là un art primitif, direz-vous, et est-il croyable qu’on ait débuté par de telles minuties dans la carrière des représentations figurées ? Considérez d’abord, je vous prie, que l’art égyptien, au temps dont nous parlons, n’en est pas à ses débuts ; il est à sa perfection. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette civilisation mystérieuse, c’est qu’elle n’a pas d’enfance. On cherche en vain pour l’art égyptien une période archaïque. Cela s’explique sans peine pour l’architecture, laquelle arrive d’ordinaire bien plus vite que les arts plastiques à trouver des moyens suffisans pour rendre son idée ; mais pour que la sculpture réussisse à se débarrasser de toute raideur et de toute gaucherie, il faut des siècles : la Grèce, l’Italie du moyen âge en font foi. Or une statue comme celle de Chéphren, dont je vous parlerai tout à l’heure, et en général toutes les statues sépulcrales de l’ancien empire ne sont nullement en style moyen âge. Elles sont en style définitif. Vu la mesure du génie de la nation, on ne pouvait faire mieux. L’Égypte, à cet égard comme à tant d’autres, contredit les lois auxquelles nous ont habitués les races indo-européennes et sémitiques. Elle ne débute pas, par le mythe, l’héroïsme, la barbarie. L’Égypte est une Chine, née mûre et presque décrépite, ayant toujours eu cet air à la fois enfantin et vieillot que révèlent ses monumens et son histoire. La divine jeunesse des Yavanas[1] lui fut toujours inconnue. Qu’elle ait débuté par le réalisme, par la platitude, cela ne m’étonne pas plus que de la voir débuter par le bon sens, la bonne économie domestique, le droit sens de dignes fermiers sachant exactement le nombre de leurs oies et de leurs ânes. Nous ne sommes point ici en la terre d’Homère et de Phidias ; nous sommes en la terre de la conscience claire et rapide, mais bornée et stationnaire. Ce prêtre de

  1. Nom primitif des Grecs au sein de la famille arienne. Yavanas-Iones, les jeunes (juvenes).