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Kant a si bien appelé les pouvoirs désintéressés de l’âme, il est tout naturel alors que la peinture ne soit consacrée qu’à des représentations utiles ou instructives ; elle ne peut être encore sa propre fin à elle-même, et se trouve réduite à servir d’instrument à la morale ou à la religion. Aussi ne voyons-nous au moyen âge que des productions naïves de symbolique religieuse, de même que dans les siècles les plus reculés de l’antiquité les monumens de la sculpture offrent tous un caractère hiéroglyphique et de convention. En s’efforçant de ressusciter la peinture allégorique, Cornélius avait réellement fait injure à son siècle. Le bon sens fournit d’ailleurs une règle qui peut être considérée comme sa condamnation : c’est que la science, l’histoire et l’art ont chacun leur domaine, que chacune de ces trois formes de la pensée doit s’attacher de préférence à ces objets ou à ces idées qu’elle présente ou qu’elle exprime mieux que les deux autres, que la peinture tombe par conséquent dans le ridicule quand elle s’obstine à mal remplir un rôle dont la parole seule peut s’acquitter avec succès. À une époque de culture grossière, on comprend que les limites des sciences et des arts ne soient pas nettement fixées et que les préceptes de la philosophie ou de la religion empruntent le langage de la poésie ; mais cette confusion des langues, qui se produit spontanément à l’origine de toute civilisation, ne doit pas être systématiquement imitée par des esprits éclairés. Quand la peinture entreprend aujourd’hui d’exprimer des idées générales, elle empiète sur le domaine du livre : elle poursuit un but qu’elle n’est pas capable d’atteindre, car les représentations visibles ne peuvent aller au-delà de ce qui est particulier et individuel. Pour expliquer le succès que ce genre a obtenu pendant quelques années, il fallait cette disposition, si commune en Allemagne, à prendre l’obscur pour le sublime. Il y a dans ce pays tant de bonnes gens qui diraient volontiers comme ce baron de Destouches : « Quand je vois quelque chose et que je ne le comprends pas, je suis toujours dans l’admiration ! » Au moyen âge, le peintre allégorique sentait du moins qu’il était nécessaire d’ajouter une inscription à son tableau, ou d’écrire sur une sorte de ruban qu’il faisait sortir de la bouche de ses personnages les pensées qu’il leur attribuait. Nous n’avons plus d’inscriptions ni de rubans, mais on peut dire que c’est le livret qui les a remplacés. Combien d’œuvres modernes dont il est devenu l’accessoire indispensable ! Combien de fois on ne retrouve que péniblement dans le tableau ce qu’on a vu clairement dans le livret ! Combien de fois le livret est lui-même plus intéressant à lire que le tableau à regarder ! Ce contraste entre les prétentions du peintre métaphysicien et l’impuissance de la peinture est porté