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par un ogre ; ses pleurs coulent comme un torrent et flétrissent sa beauté. Seigneur, rends-lui la liberté, qu’elle puisse choisir un homme semblable à elle !

« O mon esprit, toi qui as de l’intelligence, change pour elle de rhythme, chante en langage fleuri ma colombe bien-aimée, aussi svelte que la pousse de l’oranger ! Lorsqu’elle passe avec ses bandeaux flottans, mon cœur aspire à devenir l’époux de cette enfant gracieuse et charmante.

« Voici ma tête en feu qui prépare des chants de toute espèce. Monté sur ma pouliche de deux ans, je parcours le pays en tous sens pour me rassasier d’espace ; mais, rentré dans ma maison, je m’y trouve étranger et seul ; — il n’est plus de société qui puisse désormais me sourire ! »

Voilà par quels chants le Kabyle se distrait dans ses loisirs, ou, pour mieux dire, dans son travail, car sa vie est un labeur constant. Qu’il reste au pays ou qu’il émigre, partout nous le trouvons actif et dur à la peine, et au bout d’une journée de fatigue c’est tout au plus une natte jetée sur la terre qui lui sert de lit, même dans sa maison. À personne les heures ne sont plus précieuses qu’au Kabyle, et pourtant il en consacre fièrement une partie à ses devoirs de citoyen. Nulle population n’a plus besoin d’exporter et d’échanger ses produits, et pourtant le Djurdjura sacrifia son commerce plutôt que de capituler pendant le long et rigoureux blocus dont nous l’avons enveloppé avant de le conquérir ; l’hectolitre de blé se vendait alors jusqu’à 50 francs dans la montagne, l’hectolitre d’orge 30 francs, et souvent on n’y avait de la farine qu’en broyant de la paille ! Ce Kabyle enfin, spéculateur, marchand, ami du gain, on le voit toujours prêt, dans la moindre question de point d’honneur, à oublier tout intérêt, à dédaigner tout profit. Que ne peut-on attendre d’un peuple en qui l’amour de l’argent n’a pas affaibli les susceptibilités de l’honneur !

Telle était avant 1857 l’organisation kabyle. Par ce tableau, que nous osons donner pour fidèle, le lecteur a dû saisir les analogies d’aptitudes, de coutumes, de caractère politique, de tendances sociales, qui rapprochent de nous la race vaillante du Djurdjura. Quel parti la conquête française a-t-elle tiré de semblables élémens ? Quels progrès semblent encore opportuns et possibles pour faire du Kabyle, non pas seulement un sujet soumis, mais un exemple, un instrument même, s’il se peut, de l’action civilisatrice de la France en Algérie ? Il y a là un nouvel ordre de questions qui méritent d’être traitées séparément.


N. BIBESCO.