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nous envoie la guerre, nous mourrons, et il vous restera au moins le souvenir du bonheur que vous nous aurez donné. »

Les tribus du versant sud du Djurdjura ont un type de chanson tout spécial dont le thème est invariable : c’est la guerre, la neige et l’amour, — trois grandes choses dans la vie du peuple de la montagne. Comme modèle du genre, nous citerons une pièce due à un illustre marabout, poète et savant de l’Oued-Sahel, Si-ben-Ali-Chérif, presque un jeune homme encore, et déjà un vieil ami de la France :

« Stamboul a arboré la bannière verte, et les nations se sont ralliées autour d’elle[1]. C’est elle qui guide au combat les troupes sorties au son du tambour. Il n’y a que de mâles guerriers, c’est Abd-ul-Medjid et ses peuples. Le Russe a vu la ruine portée dans son pays ; on le forcera à se soumettre.

« La neige tombe blanche sur Azrou-Alloul[2], dans une nuit assombrie par d’épais nuages. Elle courbe les rameaux des arbres et les brise en morceaux. Les fruits sont perdus sans espoir. Elle emprisonne les Arabes dans leurs smalahs, elle est descendue jusqu’à Redjas[3].

« Sois mon messager, je t’en conjure, ô faucon au chaperon ; depuis longtemps tu remplis cet office. Si tu es mon ami de cœur, va lui redire mes chants. Pour Dieu ! pose-toi sur les genoux de celle qui cause mon souci. Son nom commence par la lettre T…[4] ; va, dirige-toi vers sa demeure.

« Dis à celle qui est pure comme l’or des pendans d’oreilles, à la jeune fille aux yeux et aux sourcils noirs, dis-lui que pour elle j’ai abandonné le soin de mes affaires. J’ai la tête perdue, nuit et jour je ne peux dormir. Quand je la vois passer drapée dans ses vêtemens, comment modérer l’impatience de mes désirs ?

« Elle m’a dit : O noble jeune homme, nous ne serons pas longtemps séparés. Le serment est inutile, j’ai ta promesse, ô jeune homme brun. Ma belle-mère est méchante, mon mari est fou : tous les jours, il me fait surveiller ; mais, je te l’ai juré sur le livre révélé, je serai à toi, dussent-ils me couper la tête !

« Ces jours derniers, ô mes amis, je l’ai rencontrée. Comme la lune, lorsqu’elle se lève, elle projetait au loin devant elle sa lumière. Elle fait l’admiration des hommes et attire tous les regards. Parmi les Arabes du Sahara et du Tell, il n’y a pas de beauté comparable à la sienne. C’est l’argent, — source de tant d’abus, — qui a lié ma bien-aimée à ce mauvais homme !

« O toi qui sais lire dans tous les livres, si tu comprends les comparaisons, tu saisiras le sens de mes paroles. Cette enfant a été prise pour femme

  1. Cette chanson a été composée pendant la guerre d’Orient. Si-ben-Ali-Chérif écrit ses poésies, il est même capable de les traduire en français ; il a été le premier pionnier de notre influence dans l’Oued-Sahel.
  2. Village des Aït-Abbès.
  3. Plaine de la Kabylie orientale où la neige tombe rarement.
  4. Tasadith, qui correspond au nom de Félicité.