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le seul où il se soit essayé, l’esprit kabyle réussit à merveille ; qu’on en juge par quelques exemples[1].

Quand le maréchal Bugeaud eut, en 1847, amené à soumission, sur la rive droite de l’Oued-Sahel, la fière tribu des Aït-Abbès, un poète se rencontra[2] pour stigmatiser ceux qui s’étaient rendus. Dans sa chanson, il peint en deux mots la figure du maréchal, l’homme sans barbe habitué à imposer l’obéissance, — en deux mots encore la tactique du grand chef français, qui tombe sur son ennemi prompt et terrible comme la panthère, puis :


« Personne ne sait donc plus mourir (s’écrie-t-il) ! Ne sommes-nous plus que des tribus de Juifs ? Oui, nos hommes, jadis des lions, aujourd’hui portent le bât.

« Le chrétien n’a peur de rien, le maudit ! Ses tambours de cuivre donnent le frisson… L’Islam a manqué à la guerre sainte… Nos hommes sont devenus des femmes.

« Honneur aux femmes chrétiennes ! Celles-là peuvent porter haut la tête ; elles au moins, elles ont donné le jour à des braves !… »


En tout pays, certes cela s’appellerait de l’éloquence. Et quel mépris dans la suite du poème pour ceux qui ne se battent pas !

« Les Imsissen[3] ont assisté impassibles au désastre. Ils sont sans cesse à marmotter des prières ou à dire leur chapelet ; qu’ils laissent donc de côté toutes ces pratiques ! Celui qui ne fait pas la guerre ne doit être compté pour rien. »


Le même souffle de patriotisme et d’honneur anime la plupart de leurs chansons de guerre, et toujours, comme trait caractéristique de l’esprit kabyle, on pourra remarquer la précision et la vérité des métaphores. Ce n’est jamais, comme l’Arabe, par goût du style imagé et mystique que le Kabyle fait ses comparaisons ; il les fait parce qu’il les trouve positives et justes. Quand le chansonnier raconte la défense des Maatkas, en 1851, contre le général Pélissier, il dépeint les ghoums arabes « occupés surtout à piller les fruits, » — les zouaves « ne connaissant aucun danger, » — et la montagne « passée au crible par les jambes rouges. » Pour prendre même un exemple plus frappant, lorsque nos soldats débarquèrent en Afrique, leur sac et leur vaste coiffure de 1830 parurent étranges aux indigènes ; voici le portrait qu’en fit alors une chanson kabyle :

  1. Nous devons en grande partie ces exemples aux obligeantes communications de M. le lieutenant-colonel Hanoteau, qui, durant son commandement de Fort-Napoléon, a recueilli et traduit nombre de chansons kabyles.
  2. Il était de la tribu des Aït-Mellikeuch, sur la rive gauche de l’Oued-Sahel, alors restée insoumise.
  3. Les Imsissen ou Msisnà sont une tribu de la confédération des Aït-Aïdel, sur la rive droite de l’Oued-Sahel.