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Aux hommes seuls le droit de succéder, la terre ne peut appartenir qu’à eux ! Et pourtant, habituée à ces rigueurs, ne rêvant pas des privilèges qu’elle ne se croit pas dus, la femme kabyle ne se juge pas malheureuse. Quand viennent les soirs des beaux jours, que le travail est fini, à voir hommes et femmes causer, rire et chanter ensemble sur le seuil des maisons, on oublie combien les conditions sont inégales. C’est qu’aussi la loi a beau ne la compter pour rien, la femme est partout la femme ; elle a toujours pour elle, comme dit le Kabyle, « les paroles de l’oreiller. » Dans le Djurdjura même, les traditions de gloire et de souveraineté ne lui manquent pas. Le grand historien berbère Ibn-Khaldoun cite une femme appelée Chimsi, qui, vers l’an 1338, gouvernait les Aït-Iraten[1], — et de nos jours Lella-Fathma la prophétesse, l’héroïne de notre dernier combat sur les crêtes djurdjuriennes[2], sut pendant des années dicter au loin ses volontés et ses oracles. Il nous souvient de l’avoir vue, à l’heure où elle devenait notre captive, belle et fière, entourée comme une reine du respect et des hommages de tous.

La constitution de la propriété élève encore une barrière entre la coutume kabyle et la loi musulmane ; mais ici la loi kabyle se rapproche beaucoup de la nôtre. La plus grande partie du sol kabyle est divisée en propriétés melk ou privées, et l’on peut dire que dans tout le Djurdjura la propriété privée se trouve parfaitement définie, limitée, fondée même en général sur des titres écrits que les familles renferment soigneusement dans des coffres ou roulent dans des tubes de roseaux. Ces Kabyles si démocrates sont propriétaires par excellence et sévères comme personne contre les empiétemens du voisin ; point de champ sans limites, point de verger sans haies ou sans clôture de pierres sèches. La coutume entoure elle-même la propriété des plus scrupuleuses garanties. Quand un immeuble a été vendu, tous les membres de la famille du vendeur, de sa kharouba, parfois même de son village, sont autorisés à racheter cet immeuble : c’est ce qu’on appelle exercer le droit de chefâ. — Outre le bien melk, base constitutive de la propriété kabyle, on distingue encore trois sortes de propriétés : la propriété mechmel ou communale, comprenant des terrains vagues et indivis, comme pâturages, chemins, marchés, cimetières ; — le habbouq ou domaine de mainmorte, appartenant à certains établissemens religieux ; — la propriété rabbi ou lot de Dieu, c’est-à-dire lot des pauvres. Qu’un homme de bien dise devant témoins : « A ma mort,

  1. Ibn-Khaldoun, traduit par le baron de Slane, t. Ier, p. 257.
  2. Le 11 juillet 1857.