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de suspendre les luttes par un seul mot, d’assurer par un sauf-conduit protection et asile au voyageur.

Deux hommes se battent : un tiers intervient qui prononce entre eux le mot anaïa ; le combat cesse sous peine d’amende contre qui le continuerait. Deux tribus sont en guerre : une troisième jette entre elles son anaïa ; la trêve est forcée, sinon la tribu médiatrice se tournerait contre celle qui déclinerait sa médiation. Pourquoi la décliner d’ailleurs ? La coutume ordonne, c’est à elle seule qu’on cède ; des deux parts, l’honneur et l’orgueil sont saufs. Quand la guerre éclate dans quelque coin de la montagne, une kebila, une tribu, un village, peuvent couvrir de leur anaïa tel terrain, telle partie de route. Ainsi se trouvent protégés les chemins réservés aux femmes ; les marchés sont des terrains légaux d’anaïa. Un voyageur a-t-il à parcourir des tribus diverses où il craint une attaque, il se munit successivement d’un gage d’anaïa donné par un membre de chaque tribu ; ces gages d’anaïa sont une lettre, un anneau, un objet quelconque, et d’asile en asile le voyageur arrivera sain et sauf à sa destination. Il va de soi que plus un homme est influent et renommé, plus l’anaïa qu’il donne a d’importance au loin ; mais en principe l’anaïa du plus humble des Kabyles ne passe pas pour moins inviolable, elle représente un intérêt d’honneur que l’individu n’est pas seul à défendre ou à venger ; sa famille, sa kharouba, sa dechra, le vengeront avec lui[1]. L’anaïa d’ailleurs a une sanction plus sûre encore que la vengeance : c’est que chacun voit en elle comme un ami dont il aura besoin dans les mauvais jours.

Si l’anaïa offerte ou consentie par le protecteur fait défaut, il est une autre anaïa qui vous couvre de plein droit dans le péril, par cela seul que vous êtes sans défense. Un étranger traverse un territoire hostile ; on l’arrête, on le somme de dire ce qu’il vient faire, où il va : « Je vais chez un tel, répond-il, et j’invoque son anaïa, » Cela suffit, on le laisse libre. Au voyageur, assailli sur une route est acquise d’avance l’anaïa d’un Kabyle qui passera, et qui, sans même le connaître, lui devra aide et assistance. Tout fugitif qui cherche asile dans une maison a droit à l’anaïa du maître de la maison ; tout Kabyle qui, poursuivi dans une tribu, se réfugie sur

  1. Même l’anaïa donnée par une femme au nom de son mari est regardée comme inviolable, et le fait suivant a laissé une impression profonde dans la montagne. Un homme des Aït-Bouyoucef, voulant traverser le pays des Aït-Menguellet, alla demander l’anaïa d’un ami qu’il avait dans cette tribu. L’ami était absent ; sa femme prend sur elle de donner au voyageur, comme signe d’anaïa, une chienne connue dans le pays. Bientôt la chienne revient seule et sanglante au logis : la nouvelle se répand ; on s’inquiète, on cherche, on découvre le voyageur assassiné auprès d’un village. Grande émotion, recours aux armes, guerre déclarée à la dechra coupable par le village offensé, qui garda en souvenir le surnom de village de la chienne.