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un centre organisé où les intérêts privés et publics se débattent constamment, les occasions de querelles et de luttes entre soffs de village sont plus fréquentes qu’entre soffs de tribu et de kebila ; la susceptibilité kabyle demeure cependant partout en éveil : pour une question générale ou particulière qui se discute sur un marché, tel soff de tribu ou telle tribu entière peut se trouver froissé et vouloir vengeance. Si les concessions offertes et l’intervention des marabouts sont impuissantes à l’apaiser, c’est encore la guerre, et non pas la guerre à demi ; on déploie même ardeur, même acharnement que si l’on avait l’étranger devant soi. Des règles chevaleresques président d’ailleurs aux provocations : deux tribus ont échangé par exemple, comme gage de paix, un fusil, une arme quelconque[1] ; celle des deux qui veut rompre renvoie à l’autre l’arme en dépôt, et la lice est ouverte. Le Kabyle, armé en guerre, avec une simple tunique de laine[2], les jambes et les pieds nus, la cartouchière autour de la taille, une calotte sur la tête ou même la tête découverte, muni de son fusil, de son flissa[3], de sa petite hache, entre en campagne[4]. Il s’embusque, fait le coup de feu et prend soin de chercher un appui à son arme pour tirer plus juste ; puis, la lutte s’animant, on en vient à couper des arbres, à détruire des maisons. Il n’y. a trêve que pour enterrer les morts ; toute la djemâ assiste aux funérailles, chaque citoyen aide à creuser la fosse, et aussitôt après on retourne à l’action. L’assaillant sait ouvrir des tranchées pour se rapprocher des villages ; l’assiégé ferme les rues par des retranchemens, et transforme en réduits les habitations les plus propres à la défense ; les femmes elles-mêmes entonnent le chant de guerre, et, parées comme en un jour de fête, elles vont exciter leurs maris, leurs frères ou leurs fils au combat.

Il est difficile d’imaginer combien le Kabyle est prêt à tout sacrifice pour une question de niff, c’est-à-dire de point d’honneur. On en a vu mettre le feu à leurs propres maisons pour qu’il n’y fût pas mis par le soff opposé. Quoi d’étonnant qu’à pareille école, au sein d’une telle société, l’homme devienne soldat en même temps que citoyen, et cesse de l’être alors seulement que ses forces le trahissent ? Audace, intelligence du terrain, justesse du tir, ce sont toutes qualités qu’il acquiert vite, ayant si souvent à les exercer,

  1. Quel que soit cet objet échangé, les Kabyles l’appellent toujours, par un vieux souvenir, mzerag, ce qui veut dire lance.
  2. Le Kabyle a un respect religieux pour un vêtement troué d’une balle, et se garde bien de le jamais réparer.
  3. Le fissa est un grand couteau ou petit sabre droit ; il tire son nom de celui de la tribu kabyle qui le fabrique.
  4. Le Kabyle est essentiellement fantassin ; le cheval est fort rare dans le Djurdjura.