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presque féodale, celle de la société kabyle démocratique et égalitaire ; chacun de ses membres prétend s’ingérer dans la direction des affaires publiques.

Enfin, — et nous touchons ici le point capital, — l’Arabe ne connaît d’autre loi que sa loi religieuse ; c’est une source vive où son antagonisme contre nous se retrempe constamment. Le Kabyle, bien que musulman comme l’Arabe, place ses devoirs de citoyen au-dessus des devoirs religieux, sa coutume nationale au-dessus du Koran. Ainsi ce terrible obstacle de la religion, qui se dresse toujours entre nous et l’Arabe, ne vient plus entre le Kabyle et nous qu’en seconde ligne : au premier plan, nous trouvons sa passion d’égalité civile et politique, son amour du travail et de l’industrie ; sur ce terrain, il est tout accessible au progrès, et si nous savons flatter en lui le travailleur et le citoyen, de plus en plus peut-être le musulman s’effacera. On le voit, l’élément kabyle se rapproche de nous par les côtés mêmes qui l’éloignent de l’Arabe ; il est donc permis de le dire assimilable et perfectible, et c’est chose vraiment encourageante de penser que ce que nous ferons pour son développement matériel et moral pourra bien à la fois satisfaire ses goûts et profiter à notre domination.


I

Avant la conquête, la Kabylie du Djurdjura formait une république fédérative sans gouvernement central. L’unité politique et administrative de la fédération était le village ou dechra[1] ; chaque dechra constituait à elle seule une vraie république indépendante. Ce type d’organisation a été maintenu dans ses traits essentiels, et ce que nous essaierons d’en dire gardera sur plus d’un point l’intérêt de l’à-propos.

En pays arabe, l’œil a souvent peine à découvrir des traces d’habitation et de vie ; la couleur sombre des tentes se confond tristement avec le sol. C’est au contraire un vivant aspect que celui des villages kabyles placés en relief au faîte des mamelons et montrant, par-delà une ceinture d’oliviers, de figuiers, de cactus et de frênes, l’amas de leurs maisons blanches couronnées de gaies toitures en tuiles rouges. À voir ces villages avec leurs maisons de pierres, leurs rues étroites, les obstacles de terrain qui les entourent, on croirait toutes ces défenses préparées contre la conquête étrangère. Non, c’est avant tout contre l’influence des autres villages que l’orgueilleuse individualité de chacune de ces petites républiques

  1. Le mot dechra est emprunté à la langue arabe.