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alors la raison absolue est le monde en soi lui-même ? Elle est l’archétype du monde, elle le crée en le pensant, et voilà encore une fois l’idéalisme absolu qui sort de l’idéalisme subjectif !

On voit par là que ceux qui croiraient pouvoir se maintenir au point de vue de Kant n’ont pas suffisamment creusé ce point de vue. On voit que cette grande critique de la métaphysique contient en soi une métaphysique, que l’apparent scepticisme de Kant est au fond très dogmatique, car il érige la raison humaine en arbitre absolu. Le vrai sceptique nierait tout, même la raison, même la pensée ; mais ramener tout à la pensée, c’est retourner le problème : ce n’est pas le résoudre, ce n’est pas le supprimer.


III

Le scepticisme de Kant est caché au fond de toutes les doctrines sceptiques de notre temps ; mais celles-ci n’en ont pas toujours conscience. L’analyse critique de tous les concepts de l’entendement humain est une œuvre trop compliquée, trop difficile, et la plupart des adversaires de la métaphysique aiment mieux employer une méthode plus simple, plus commode. Ils observent qu’en fait il y a des sciences, à savoir les sciences positives, qui, se bornant à constater et à relier les phénomènes de la nature, arrivent dans ces limites à une parfaite exactitude et à une certitude absolue. Sans examiner à quelles conditions se forment de telles sciences, quelles sont les idées de l’esprit humain qui s’y appliquent, et s’il n’y a pas déjà là une sorte de réfutation du scepticisme, ils se contentent de jouir de la sécurité pratique que leur assurent des méthodes cent fois éprouvées, et, enfermés dans le cercle où ils ont l’habitude de se mouvoir, ils traitent de rêve, de chimère, de poésie tout ce qui dépasse ce cercle étroit et familier. Dogmatiques sur le terrain de la science positive et de la vie pratique, ils sont sceptiques en métaphysique, sans se demander si peut-être ce ne sont pas là deux états d’esprit contradictoires.

Pour nous, nous sommes étonné de voir les sciences dites positives montrer tant de préventions contre la philosophie, car il nous semble que ces sciences, profondément méditées et considérées. dans leurs parties les plus hautes, touchent aux confins de la métaphysique, et n’en sont même pour ainsi dire que le premier degré. Quelle est en effet la prétention de la métaphysique ? C’est de nous conduire des choses sensibles aux choses intelligibles, du subjectif à l’objectif, c’est-à-dire de ce qui nous paraît à ce qui est, des phénomènes aux substances et aux causes, et enfin du relatif à l’absolu. Or nous allons voir que ce passage a lieu dans les sciences, et qu’il est même précisément ce qu’on appelle la science.