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il nous l’expliquer. À propos de quoi, en vertu de quoi, par quel pouvoir, par quel privilège l’esprit pense-t-il, et qu’est-ce que la pensée ? On dira que cette question implique un cercle vicieux, que c’est en vertu des lois de la pensée que nous demandons la cause. et le pourquoi de quelque chose, que, recueillis une fois dans l’enceinte de la pensée, il n’y a plus à demander de pourquoi, et par conséquent qu’il n’y a pas à se demander pourquoi l’homme pense, car ce serait supposer quelque chose d’antérieur à la pensée, quelque chose qui expliquerait la pensée, tandis que la pensée explique tout. Cependant qui ne voit que répondre ainsi, c’est précisément poser la pensée comme quelque chose d’absolu, comme quelque chose en soi ? C’est en faire le principe des choses ; c’est, en un mot, passer, comme l’ont fait Fichte et Schelling, de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme absolu.

Veut-on au contraire rester dans les limites mêmes de l’idéalisme de Kant, voici encore des abîmes de difficultés. Pour concevoir quelque chose de subjectif, ne faut-il pas qu’il y ait un sujet ? Or, dans la doctrine de Kant, il n’y a pas plus de sujet que d’objet. Ces formes pures et ces idées à priori planent dans le vide, sans savoir à qui s’attacher. Je comprends très bien, dans une doctrine où l’on admettrait, comme Descartes, une substance pensante, que cette substance se construise à elle-même l’univers d’après certains concepts innés ; mais, dans le système de Kant, à qui appartiennent ces concepts ? en qui résident-ils ? Ils sont à priori ; mais qui donc les possède à priori ? qui en fait l’application à la nature ? Ne dites pas que c’est l’esprit humain, car c’est là un mot vague et peu philosophique. Qu’est-ce que l’esprit humain ? Ce n’est pas une substance, car la notion de substance est elle-même une notion formelle et subjective dont nous nous servons pour constituer l’unité apparente des choses, sans que rien lui réponde dans la réalité. Est-ce le moi ? Non, car l’idée du moi, comme celle de substance, n’est encore, selon Kant, qu’une forme subjective. Enfin l’esprit humain n’est pas même, comme le définissait Condillac, une succession de phénomènes, puisque l’idée de succession est l’application de l’idée de temps aux phénomènes intérieurs, et l’idée de temps, comme toutes les autres, n’est qu’une forme qui ne représente aucune chose en soi. Il est donc impossible de se faire aucune idée claire de ce que c’est que le sujet pensant dans la doctrine de Kant, et lorsque nous disons que c’est le sujet qui produit des concepts à priori, nous ne savons en réalité ce que nous disons. Si l’on réfléchit ensuite à la ténuité de ce sujet phénoménal, qui n’est qu’une ombre, ne trouve-t-on pas aisément que ce vaste système de concepts et d’idées qui s’appelle la raison pure, qui contient en soi en puissance la nature tout entière, est d’un ordre