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avec la métaphysique se font une entière illusion. La Critique de la raison pure a été au contraire le point de départ d’une nouvelle métaphysique, et cela par une logique nécessaire et inévitable. Que l’on réfléchisse un instant sur ce qu’il y a d’étrange dans l’hypothèse de Kant. Selon cette hypothèse, c’est l’esprit humain qui prête à la nature par son concours avec elle tout ce qu’elle nous offre de rationnel, d’intelligible, d’harmonieux et de. régulier. La nature, dépouillée de ce que l’esprit humain lui attribue, n’est qu’une multitude de phénomènes indéterminés et désordonnés, une matière sans forme, quelque chose de semblable à ce que les anciens poètes appellent le chaos. La raison, d’après Kant, joue à l’égard de la nature à peu près le même rôle que l’artiste divin remplit à l’égard du monde dans le système de Platon. La raison est le véritable démiurge, la suprême organisatrice de l’univers. Il faut bien se garder de confondre le scepticisme de Kant avec l’ancien pyrrhonisme, qui ne laissait rien debout, ni au dedans, ni au dehors de nous-mêmes, que la conscience de nos sensations ; Kant, instruit par le grand exemple des sciences, reconnaît que la pensée, soit sous une forme purement subjective (comme dans la logique et les mathématiques), soit appliquée à la nature (dans les sciences physiques et naturelles), forme un tout systématique et lié. C’est de la réunion de la pensée avec les phénomènes que résulte le cosmos avec ses merveilleuses harmonies. Si l’on songe en effet que l’espace, dans lequel les phénomènes sont contenus, le temps, dans lequel ils se succèdent, les rapports de cause et d’effet, d’action et de réaction, par lesquels nous les enchaînons, les idées d’unité et de pluralité, qui nous servent à les classer et à les distribuer, enfin que tout ce qui sert à lier les phénomènes vient de notre esprit, et non des choses elles-mêmes, on conviendra que, selon Kant, c’est l’esprit qui est le vrai créateur de la nature. Je demande alors quel est l’avantage d’une telle hypothèse. Pourquoi supposerais-je que c’est l’entendement qui apporte à la nature ce qui la rend intelligible et capable d’être connue scientifiquement, au lieu de dire tout simplement que la nature est intelligible en elle-même, qu’en elle-même elle forme un tout rationnel et intelligible ? La constance, le développement gradué des phénomènes suivant des lois, l’enchaînement, la liaison, la hiérarchie de ces lois, la combinaison des causes et des effets (je ne parle même pas des rapports de finalité, de convenance et d’harmonie), toutes ces conditions, qui seules rendent possible une science de la nature, nous apparaissent en même temps comme les conditions de l’ordre des choses. Quelle facilité et quel avantage trouve-t-on à concevoir que l’entendement porte en soi et produit spontanément le système entier de la nature, ce système qui se déroule avec une si merveilleuse majesté