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transformée, comme si l’idiot n’avait pas des sens aussi bien que les autres hommes. Ce qui manque précisément à l’idiot, c’est la faculté de convertir les sensations en idées, ce qui ne se peut que par le moyen de ces idées élémentaires et constitutives que l’entendement porte en lui-même et qu’il applique aux choses du dehors.

Mais, de quelque notion qu’il s’agisse, formes, catégories ou idées, à quelque étage de l’esprit humain que nous nous placions, sensibilité, entendement ou raison, tout ce que l’esprit porte en lui-même n’a de valeur que par rapport à lui. Toutes ses idées sont subjectives, elles ne représentent pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais telles qu’elles nous apparaissent, non comme des noumènes, mais comme des phénomènes. Si l’on demandait à Kant sur quoi il fonde une hypothèse en apparence aussi arbitraire, il répondrait sans doute que, ces idées naissant avec l’entendement humain et étant précisément la part qu’il apporte dans la connaissance, il ne peut en rien s’assurer que cette part corresponde à quelque chose de réel en dehors de nous. L’entendement ne connaît que lui-même, et il ne connaît rien autre chose que par lui. Pourvu de notions à priori, qui sont en lui avant tout commerce avec l’expérience, comment pourrait-il savoir que le dehors est conforme aux représentations anticipées du dedans ?

Outre cette suspicion générale, qui porte sur l’esprit humain tout entier, Kant trouve des sujets de doute tout particuliers dans les idées de la raison pure, dans ces trois idées absolues, qui sont précisément l’objet de la métaphysique, et il institue contre la valeur objective de ces idées une polémique dont la philosophie ressent encore les blessures. C’est à l’occasion de cette polémique, et surtout de la célèbre controverse où Kant soumet à une critique impitoyable tous les argumens les plus respectés de la théodicée, que le sceptique Henri Heine disait avec sa diabolique ironie : « L’on vit alors, après cette grande bataille, les argumens de l’école mis en déroute, les gardes-du-corps ontologiques jonchant la terre, et Dieu privé de démonstration ! » Hâtons-nous d’ajouter que Kant a fait tous ses efforts pour rétablir dans sa morale tous les grands principes qu’il avait si gravement ébranlés dans sa métaphysique. Si Dieu, l’âme, la liberté, ne lui paraissent pas susceptibles d’être démontrés par la raison spéculative, il les considère comme les postulats nécessaires de la raison pratique, comme les conditions et les garanties de la loi morale.

Sans vouloir suivre le système de Kant dans toutes ses parties (ce qui nous éloignerait du plan de cette étude), nous nous contenterons de quelques observations sur son idée fondamentale. On reconnaîtra ainsi que ceux qui disent que Kant en a pour jamais fini