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existait à peine. Ordinairement ceux qui voulaient lire ou posséder un livre l’empruntaient à l’auteur ou à ses amis, et le faisaient copier par leurs esclaves. Quand ils avaient plus de copistes qu’il ne leur en fallait pour leur usage, ils les faisaient travailler pour le public et vendaient les exemplaires dont ils n’avaient pas besoin ; mais l’auteur n’avait rien à voir aux profits qu’ils en tiraient. Enfin ce n’étaient pas les fonctions publiques qui pouvaient l’enrichir ; on sait qu’elles étaient moins un moyen de fortune qu’une occasion de dépenses et de ruine, soit par le prix dont il fallait quelquefois les payer, soit par les jeux et les fêtes qu’on exigeait de ceux qui les avaient obtenues. Seule, l’administration des provinces donnait d’immenses bénéfices. C’est sur ces bénéfices que les grands ambitieux comptaient d’ordinaire pour réparer les dommages que le luxe de leur vie privée et les profusions de leur vie publique avaient faits à leur fortune. Or Cicéron s’en priva lui-même en cédant à son collègue Antoine la province que, selon l’usage, il devait gouverner après son consulat. À la vérité, on soupçonne qu’il fit, alors avec lui quelque marché d’après lequel il se réservait une part des beaux profits qu’il lui abandonnait ; cependant, si ce marché exista, ce qui est douteux, il est certain qu’il ne fut pas tenu. Antoine pilla sa province, mais il la pilla pour lui seul, et Cicéron n’en tira jamais rien. Douze ans plus tard, sans l’avoir souhaité, il fût nommé proconsul de Cilicie. Nous savons qu’il n’y resta qu’un an, et que, sans commettre aucun acte illégal et en faisant le bonheur de ses administrés, il trouva moyen d’en rapporter 2 millions 200,000 sesterces (440,000 francs), ce qui nous donne une idée de ce qu’on pouvait gagner dans les provinces quand on ne se faisait pas scrupule de les piller, Du reste, cet argent ne profita pas à Cicéron : il en prêta une partie à Pompée, qui ne la lui rendit pas, et il est probable que la guerre civile lui fit perdre le reste, puisqu’il se trouvait tout à fait sans ressources quand elle fut terminée.

C’est donc ailleurs qu’il faut chercher l’origine de sa fortune. S’il avait vécu de nos jours, nous ne serions pas en peine pour savoir d’où elle lui est venue. Elle serait suffisamment expliquée par son beau talent d’avocat. Avec une éloquence comme la sienne, il ne manquerait pas aujourd’hui de s’enrichir vite au barreau ; mais il y avait alors une loi qui interdisait aux orateurs d’accepter aucun salaire, aucun présent de ceux pour lesquels ils avaient plaidé (lex Cincia, de donis et muneribus). Quoiqu’elle fût l’œuvre d’un tribun, qui l’avait faite, dit Tite Live, dans l’intérêt du peuple, c’était au fond une loi aristocratique. En ne permettant pas à l’avocat de tirer un profit légitime de son talent, elle écartait du barreau ceux qui n’avaient rien, et réservait l’exercice de cette profession aux