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l’existence actuelle, remarquer que cette existence est contingente et non nécessaire ; c’est enfin grouper et enchaîner les différens phénomènes que cet arbre peut présenter sous un certain nombre d’idées générales, et, comme dit Kant après Platon, ramener la multitude à l’unité. Les idées de cette seconde classe sont donc les conditions de la pensée, comme les premières étaient les conditions de la sensibilité : ce sont les catégories, expression empruntée par Kant à Aristote, et qui signifie les attributs généraux des choses.

La pensée, une fois qu’elle a pris possession des objets de la nature, les lie, les généralise, les subordonne, en forme une chaîne dont tous les anneaux se rattachent les uns aux autres. Cette chaîne est ce qu’on appelle la nature, et l’opération de l’esprit qui la forme est la science ? mais si l’esprit était obligé de poursuivre à l’infini cet enchaînement de phénomènes, cette course éternelle sans commencement ni fin accablerait la raison d’une lassitude infinie, et elle se perdrait dans cet abîme sans fond. Il lui faut s’arrêter. Ce point d’arrêt, dans quelque ordre et dans quelque série que ce soit, est ce que Kant appelle l’inconditionnel ou l’absolu. Il y en a de trois sortes : pour les phénomènes de conscience, nous concevons nécessairement un sujet qui ne soit plus phénomène, et que nous appelons âme ; pour les phénomènes extérieurs, nous concevons également un sujet en soi, un substratum qui n’est pas phénomène, et c’est ce qu’on appelle le monde. Enfin, au-dessus et au-delà de ces deux substances, qui ne sont, si j’ose dire, que relativement absolues, nous concevons un dernier absolu, l’Être infini ou parfait, Dieu. Ces trois notions, l’âme, le monde et Dieu, sont les idées de la raison pure, qui, de même que les catégories de l’entendement et les formes de la sensibilité, sont les lois nécessaires suivant lesquelles l’esprit conçoit les choses d’où il ne faut pas conclure cependant qu’elles sont les lois des choses en elles-mêmes.

Ainsi, il y a dans l’esprit trois étages de notions subordonnées les unes aux autres : au premier degré, l’espace et le temps, formes de l’intuition sensible ; au second degré, les catégories (substance, cause, unité, existence, relation, etc.), conditions de la pensée ; au troisième, les idées absolues, l’âme, le monde et Dieu. Ces dernières idées ne sont que des limites, des points d’arrêt ; les formes de la sensibilité (espace et temps) ne sont que des réceptacles, des moules vides, de simples contenans. Le vrai nœud, le cœur de l’action intellectuelle est dans les catégories. C’est là, c’est dans cette fusion intime des idées et des phénomènes, du général et du particulier, c’est dans cette opération essentielle que consiste la pensée. L’erreur des sensualistes, des empiristes de tous les temps est de croire que la pensée naît de la sensation, et n’est qu’une sensation