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liberté, quelle jeunesse de pensée, quelle absence de préjugés, quelle profondeur ! Et dans la morale que de grandeur et de sérénité ! Quant à l’homme lui-même, il paraît avoir assez peu connu les troubles et les tumultes de la vie. Il n’a jamais quitté sa ville natale, tout entier à sa chaire et à la construction de sa doctrine, vivant seul et dans la retraite avec une régularité toute monastique. N’ayant pas eu de ménage et, selon toute apparence, n’ayant guère connu la passion, il n’a aimé que la science et la vérité. Sur la fin de sa vie seulement, un éclair d’enthousiasme a traversé cette âme austère et virile : ce fut la révolution française qui l’alluma. Ce grand espoir d’une émancipation universelle fit sortir de sa mesure habituelle ce penseur abstrait et glacé, et l’on vit le noble vieillard courir chaque jour sur la grande route pour avoir plus tôt les nouvelles attendues par tous avec anxiété. Il meurt après quatre-vingts ans, ayant eu le temps d’édifier tout son système, d’en publier lui-même toutes les parties, n’ayant laissé aucune région de la science étrangère à ses études, et entouré d’une puissante école appelée au plus florissant avenir. Sereine et froide, pleine de jours et d’œuvres, telle a été la vie de Kant ; ardente, désolée, mutilée prématurément, telle a été la vie de Pascal. Leur philosophie reflète leur existence. L’un et l’autre sont sceptiques ; mais l’un avec amertume et insolence semble défier la raison et prendre plaisir à l’insulter, l’autre froidement et méthodiquement analyse, discute, critique, demande à cette même raison ses titres et ses comptes avec l’impitoyable tranquillité d’un juge. Tous deux unissent à un scepticisme illimité une foi profonde, et essaient de reconstruire d’un côté ce qu’ils détruisent de l’autre ; mais la foi du premier est une foi religieuse et mystique, jaillissant de l’âme comme un coup de grâce dans une extase mystérieuse ; la foi du second est une foi stoïque et morale, ayant son point d’appui dans une conscience aussi ferme que pure. Pour l’un, la foi a pour objet la croix et Jésus, pour l’autre le devoir et la vertu. Tels ont été, aux points les plus opposés et les plus extrêmes, les deux grands maîtres du scepticisme moderne.

Un système aussi compliqué et aussi fortement lié que celui de Kant est bien difficile à résumer. M. Emile Saisset a rempli cette tâche autrefois dans la Revue[1] avec un rare bonheur, et c’est cette large et rapide analyse qui est devenue le chapitre consacré à ce grand nom dans le livre qui vient d’être publié. Nous n’avons plus aujourd’hui qu’à en recueillir les principaux traits dans ce qui touche à notre sujet, c’est-à-dire au scepticisme de Kant.

Pour bien comprendre le système du philosophe de Kœnigsberg

  1. Voyez la livraison du 15 février 1846.