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plus fortes et des plus hautes passions de l’homme. Celui qui l’éprouve assez pour lui consacrer sa vie est un philosophe, celui qui ne l’éprouve pas peut très bien se dispenser de se livrer à la philosophie ; mais qu’il ne cherche pas à en détourner les autres.


II

Comment passer de Pascal à Kant ? Quelle transition liera l’un à l’autre deux personnages si dissemblables, et qui paraissent appartenir à deux mondes ? Chez l’un, toutes les pensées ont traversé le cœur et se sont échauffées de toutes les ardeurs de la passion. Troublé par le problème de la destinée humaine jusqu’au point d’en perdre presque la raison, sceptique et croyant à la fois, portant une sorte de fanatisme dans le doute comme dans la dévotion, maudissant la vie avec tant d’exagération qu’on pourrait croire qu’il l’avait trop aimée et qu’il lui en voulait de ne pas lui avoir donné ce qu’il en espérait, ayant jeté des éclairs dans la science comme dans la philosophie, mais par-dessus tout grand écrivain, apologiste original et paradoxal de la religion, mais, malgré tous ses efforts, ayant contribué pour sa part à la dissolution des antiques croyances, tel a été Pascal, qu’on peut définir d’un mot : un homme, une âme, une flamme.

Transportons-nous maintenant sur les confins du nord, à l’extrémité orientale de la Prusse, dans cette ville froide et lointaine de Kœnigsberg où bien peu de voyageurs ont la curiosité d’aller chercher les vestiges et les souvenirs de la Critique de la raison pure. C’est là qu’est né, c’est là qu’est mort, c’est là qu’a enseigné pendant trente ans l’immortel Kant, le maître et le roi des philosophes allemands. Là l’enseignement de la philosophie n’est pas, comme ailleurs, plus ou moins lié par la tradition, par les convenances, par les habitudes, à un système d’idées consacré. La pensée est souverainement libre ; elle n’a jamais connu depuis une telle liberté. Comme Pascal, Kant associe à un scepticisme illimité une foi austère, et il rend à la pratique ce qu’il refuse à la raison spéculative ; mais il n’obéit jamais qu’à la science pure, et la passion n’a aucune part à ses raisonnemens : ce n’est pas une personne, c’est une idée… Quelquefois du sein de ces froides abstractions s’élève tout à coup un cri noble et fier qui part de l’âme et parle à l’âme ; mais rien n’est plus rare, et d’ordinaire c’est à peine si l’algèbre est plus abstraite, plus impersonnelle, que cette philosophie hérissée et enveloppée, qui recouvre les plus rares finesses de la pensée des formes les plus repoussantes du pédantisme scolastique. Néanmoins, sous cette forme surannée, que de hardiesse, que de