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De cette philosophie subversive ne pouvait sortir qu’une religion servile et tyrannique, que M. Cousin définissait éloquemment en l’appelant « cette dévotion malheureuse que je ne souhaite à personne ; » ce qui se comprend du reste aisément par l’alliance naturelle (aussi naturelle en philosophie qu’en politique) de l’anarchie et du despotisme. Après avoir dit qu’il faut présenter la religion comme raisonnable et aimable, il la présente au contraire comme terrible et incompréhensible, et il se jette dans toutes les extrémités du credo quia absurdum. Il dit que, s’il y a quelque chose de scandaleux et d’énorme[1], ce n’est pas « la justice envers les réprouvés, c’est la miséricorde envers les élus. » Aveuglé par un mysticisme insensé, il dit que « la maladie est l’état naturel du chrétien, et qu’il faut vivre dans l’attente continuelle de la mort. » Il combat toutes les affections humaines, il ne veut pas qu’on s’attache à lui et prétend « que l’on est coupable de se faire aimer. » Enfin il condamne le mariage comme un homicide, ou plutôt comme un déicide. Tel a été le christianisme janséniste de Pascal, exagération repoussante du principe de la foi, et qui inspire à M. Saisset ces excellentes paroles : « Je ne reconnais pas à ces traits la morale chrétienne, la charité chrétienne, l’esprit chrétien. Le Christ mourant au Golgotha n’est pas un symbole d’ascétisme, mais un symbole de bonté, de charité et d’amour. »

On voit par l’exemple de Pascal (je prends le plus grand) ce que devient une théologie quand elle est privée du soutien d’une saine et forte philosophie, et lorsqu’elle s’allie au scepticisme pour obtenir l’entier abattement de la raison. On ne peut sans doute demander aux théologiens de consentir à l’indépendance absolue et souveraine de la philosophie, car ce serait sacrifier leurs propres principes ; mais ils peuvent voir qu’une trop grande défiance à l’égard de la raison conduit à des extrémités aussi périlleuses pour l’orthodoxie que pour le bon sens. Que cela soit un avertissement pour les théologiens excessifs qui ne voient que des ennemis dans les libres penseurs. Le rationalisme a du bon, ne fût-ce que comme correctif aux entraînemens fanatiques d’un mysticisme déréglé.

Au reste, il est juste de le reconnaître, à part la défiance bien naturelle qu’inspire toute philosophie indépendante à la théologie révélée, il est certain que le scepticisme théologique a reculé plutôt qu’il n’a fait de progrès dans ces dernières années. Un exemple solennel, celui de l’abbé de Lamennais, a prouvé qu’une telle tactique n’est pas une garantie bien solide pour la foi. Nos théologiens les plus éclairés, le père Gratry, l’abbé Hugonin, Mgr Maret, sont

  1. Dans le sens latin, enormis, hors de règle.