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Au fond, nous savons bien que ces lois avec lesquelles il nous plaît d’avoir l’air de rompre en visière sont les seules bonnes, les seules vraies, et nous ne les repoussons théoriquement que parce que nous préférons le rôle d’insurgé au métier d’esclave qu’il nous faudrait faire en les acceptant. C’est l’originalité de l’idée, est-il besoin qu’on le répète ? qui constitue la véritable originalité de la forme. Voyez Mozart ; tel musicien en trente mesures ne saura que vous ressasser la chose la plus insignifiante, la plus ordinaire, tandis que lui dans ces mêmes trente mesures, dans cette même forme, va couler comme un or précieux l’air de Sarastro, l’hymne à l’amour, et vingt autres merveilles de sa Flûte enchantée.

On sait de quelle suite d’aventures picaresques ce glorieux chef-d’œuvre fut le produit. Il s’agissait pour Mozart de tirer d’embarras au plus vite un pauvre diable dont l’entreprise menaçait ruine. Cet homme, appelé Schikaneder, musicien et librettiste de pacotille, dirigeait à Vienne un petit théâtre de faubourg, situé auf der Weiden, dans l’hôtel Stahrenberg. Depuis quelque temps, le public ne venait plus, les opérettes n’attiraient personne, les drames de chevalerie se jouaient dans le désert. Il fallait ou périr, ou conjurer le sort au moyen de quelque pièce à grand spectacle d’une attraction irrésistible. C’était alors déjà un peu comme aujourd’hui. Quand la recette ne donnait plus, quand l’heure avait sonné des résolutions suprêmes, on commandait une féerie.

Jusqu’aux environs de 1778, l’opéra italien et le ballet régnaient en maîtres. C’est l’empereur Joseph II qui, voulant fonder en musique un genre national, bannit de son théâtre les élémens étrangers. Lui-même recruta son orchestre, ses chœurs, qu’il composait avec des chantres de paroisse, et dirigea en personne les répétitions du premier opéra allemand représenté à Vienne. À cet ouvrage, intitulé les Mineurs (Bergknappen), d’autres plus importans succédèrent, l’Oberon, roi des Elfes, de Paul Wranitzki, la Flûte enchantée de Wenzel Müller, celle de Mozart, car il devait y en avoir deux, comme il y avait eu chez nous deux Phèdre.

Un matin donc du mois de mars 1791, ce garnement de Schikaneder vint réveiller Mozart par le récit de sa déconfiture. — Je la connais, lui répondit l’auteur des Noces de Figaro et de Don Juan, qui déjà passait pour le plus grand compositeur de la ville et du monde ; mais si c’est de l’argent qu’il te faut, mon pauvre ami, tu t’es trompé de porte.

— Point tant que tu supposes, répondit Schikaneder, car ce n’est pas à ta bourse que j’en veux, mais à ta plume.

— Un opéra ! bon, la belle médecine ! et qui te dit qu’en l’attendant ton malade ne mourra pas ?