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bleue régulièrement superposées, les autres des pyramides quadrangulaires de 15 à 20 mètres de haut. Quelques-unes présentent des formes moins régulières, mais toujours anguleuses. On aurait pu se croire au milieu des ruines d’une ville antique ou des blocs d’un menhir druidique. Un ruisseau s’était frayé un chemin au milieu de ce labyrinthe ; les neiges qui fondent sous la chaleur du soleil de midi lui avaient donné naissance : tantôt on l’entendait murmurer sous la glace dans laquelle il s’était creusé un canal souterrain ; puis il apparaissait au grand jour, courant dans un sillon d’azur pour se perdre en un petit lac qui dormait dans une coupe d’un bleu céruléen. L’échelle, ayant été reconnue inutile, fut laissée au pied d’une pyramide ; nous la retrouvâmes huit jours après, brisée en mille pièces, au milieu, des débris de la pyramide écroulée.

Cependant nous approchions du but : déjà la neige n’avait plus les apparences qu’elle présente dans nos plaines. C’était une poussière fine et légère où nous enfoncions profondément et qui ne se tassait pas comme la neige des bas plateaux. La marche devenait assez pénible : à chaque pas, il fallait retirer la jambe du trou dans lequel on l’avait enfoncée. Les apparences du temps n’étaient point encourageantes : le vent du sud-ouest fraîchissait, et il amenait sans cesse de nouveaux nuages qui entraient en bataillons serrés dans la vallée de Chamounix. La plaine avait disparu à nos yeux ; nous étions séparés du monde habité par une mer de brume qui s’étendait au loin, et au milieu de laquelle les sommets des montagnes s’élevaient comme des écueils au milieu de l’Océan. À trois heures et demie, nous abordâmes aux Grands-Mulets ; pour nous, c’était le port, c’était la terre, un sol ferme et sûr après la neige perfide qui nous dérobait les crevasses du glacier, car souvent une couche mince forme au-dessus d’une profonde fissure un pont dangereux que le montagnard novice ne distingue pas de la neigé qui recouvre les parties pleines du glacier. Les Grands-Mulets sont formés de feuillets verticaux d’une roche cristalline appelée protogine ; ils surgissent brusquement au milieu du névé et séparent la partie supérieure du glacier des Bossons de celui de Taconnay. La chaîne de rochers elle-même est dirigée du nord-nord-ouest au sud-sud-est, le long des flancs du Mont-Blanc : elle est séparée en deux portions, l’une inférieure, plus longue, où l’on s’arrête en montant, l’autre supérieure, plus courte, où de Saussure coucha en revenant de la cime, et qu’il nomma, on le sait, le rocher de l’Heureux-Retour. La portion inférieure est à 3,050 mètres, la supérieure à 3,455 mètres au-dessus de la mer. La partie du glacier de Taconnay, par laquelle on arrive, représentait, cette année-là,