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dehors, une tristesse croissante se répandit dans son cœur et de là dans ses conversations avec ses amis. Peut-être aussi, en sentant ses forces lui échapper, éprouvait-il la secrète amertume d’un homme qui n’a pas rempli la mesure de son talent et qui voit condamner à l’éternel oubli une partie de sa pensée, la meilleure peut-être, celle qui est à la fois le résultat suprême d’un grand travail intérieur et le fruit de la vie. Toutes ces tristesses, tous ces regrets éclatent dans un discours adressé à des jeunes gens dans une fête universitaire, la dernière fois qu’il parût en public. C’est peut-être la plus belle page où se soit exprimée cette âme éloquente, trompée par la vie, meurtrie par le choc des hommes et réfugiée désormais en de plus hauts et inviolables asiles. « La vie, disait-il, je l’ai en grande partie parcourue ; j’en connais les promesses ; les réalités, les déceptions ; vous pourriez me rappeler comment on l’imagine ; je veux vous dire comment on la trouve, non pas pour briser la fleur de vos belles espérances (la vie est parfaitement bonne à qui en connaît le but), mais pour prévenir des méprises sur ce but même, et pour vous apprendre, en vous révélant ce qu’elle peut donner, ce que vous avez à lui demander, et de quelle manière vous avez à vous en servir. On la croit longue, elle est très courte, car la jeunesse n’en est que la lente préparation, et la vieillesse la plus lente destruction. Dans sept ou huit ans, vous aurez entrevu toutes les idées fécondes dont vous êtes capables, et il ne vous restera qu’une vingtaine d’années de véritable force pour les réaliser. Vingt années ! une éternité pour vous, en réalité un moment ! Croyez-en ceux pour qui ces vingt années ne sont plus ; elles passent comme une ombre, et il n’en reste que les œuvres dont on les a remplies. Apprenez donc le prix du temps, employez-le avec une infatigable, avec une jalouse activité. Vous aurez beau faire, ces années qui se déroulent devant vous comme une perspective sans fin n’accompliront jamais qu’une faible partie des pensées de votre jeunesse ; les autres demeureront des germes inutiles, sur lesquels le rapide été de la vie aura passé sans les faire éclore, et qui s’éteindront sans fruit dans les glaces de la vieillesse. »

J’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de replacer sous les yeux des générations nouvelles, volontiers distraites d’un passé si récent encore, l’image de ce noble esprit. C’était pour nous comme un devoir de ranimer autour d’une si pure renommée la piété littéraire d’un temps trop vite oublieux. Et puis il m’a semblé que la plus sûre apologie d’une école violemment attaquée, c’est de montrer quels hommes et quels talens elle a produits.


E. CARO.