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pensée humaine ; elle fait un pas de plus et s’élève jusqu’à Dieu, qui a créé cet ordre en assignant à chaque créature qui y concourt sa constitution, sa fin, son bien. Ainsi rattaché à sa substance éternelle, l’ordre sort de son abstraction métaphysique et devient l’expression de la pensée divine ; le côté religieux de la morale se révèle.

Dieu, c’était la conclusion suprême de cette vie qui n’avait été qu’une longue méditation. Un philosophe peut arriver à Dieu de deux manières, par la métaphysique ou par la morale, par la métaphysique comme Descartes et Leibnitz, par la morale comme Kant et Jouffroy. Qu’importe la diversité des chemins, s’ils mènent au même but ? Mais Jouffroy ne fit qu’entrevoir le terme de ses longs travaux. Il n’y toucha pas ; il tomba sous le poids de la vie avant d’avoir achevé son œuvre. Dans le monument qui gardera la pensée de l’un des philosophes les plus religieux du siècle,j une place est vide, celle de la théodicée.

Le temps lui manqua. En 1839, il avait dû quitter sa chaire de la Sorbonne ; en 1841, il renonça à paraître à la chambre des députés, dont il faisait partie depuis dix ans. Peu à peu il se retirait du tumulte de la vie extérieure et rentrait plus profondément en soi. Sa santé, gravement atteinte, le préparait à l’épreuve suprême. « Je ressens, écrivait-il le 20 décembre 1841, tous les bons effets de la solitude. En se retirant de son cœur dans son âme, de son esprit dans son intelligence, on se rapproche de la source de toute paix et de toute vérité, qui est au centre, et bientôt les agitations de la surface ne semblent plus qu’un vain bruit et une folle écume… La maladie est certainement une grâce que Dieu nous fait, une sorte de retraite spirituelle qu’il nous ménage pour nous reconnaître, nous retrouver, et rendre à nos yeux la véritable vue des choses. »

Les agitations de la surface n’avaient pas manqué, surtout dans les dernières années, peut-être même quelques-unes de ces agitations avaient-elles pénétré profondément jusqu’aux sources de la vie, La carrière politique n’était pas faite pour lui ; il y rencontra plus d’une occasion de souffrir. Les intentions droites, la fierté du sentiment, la grandeur des vues même ne suffisent pas pour y protéger un honnête homme. « Dans cette épreuve de la vie publique, disait M. Villemain, indiquant d’un mot juste et fin toute une situation, il obtint plus de considération que de bonheur. » Les natures douées d’une vive sensibilité ne devraient jamais s’exposer à ce choc trop rude des intérêts alarmés ou des passions ombrageuses. Elles présentent trop de parties vulnérables pour S’y risquer impunément. Ce que M. Jouffroy souffrit dans la dernière année de sa via publique, lui seul le sut, et s’il contint sévèrement ses émotions au