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la raison, quand elle va à son terme, ne s’arrête pas là, bien que plusieurs systèmes de morale s’efforcent de lui persuader qu’au-delà commence la sphère des chimères mystiques. Elle fait un nouveau pas, un pas décisif, et ce progrès l’amène à l’état qui mérite véritablement le nom d’état moral. Cet état résulte d’une nouvelle découverte, d’une conception qui agrandit singulièrement son horizon. Échappant à la considération exclusive des fins individuelles, elle arrive à concevoir que ce qui se passe en nous se passe dans toutes les créatures possibles, que la fin de chacune d’elles est aussi sacrée que la nôtre, chacune de ces fins diverses étant un élément d’une fin totale et dernière qui les résume, et qui n’est pas autre chose que l’ordre universel, l’ordre divin. C’est ici que commence d’apparaître et de se développer toute la série des conceptions morales. « Dès que l’idée de l’ordre a été conçue par notre raison, il y a entre notre raison et cette idée une sympathie si profonde, si vraie, si immédiate, qu’elle se prosterne devant cette idée, qu’elle la reconnaît sacrée et obligatoire pour elle, qu’elle l’honore et s’y soumet comme à sa loi naturelle et éternelle. » Au nom de cette grande conception de la raison, la fin de l’homme ici-bas est donc de prendre résolument et de maintenir à la sueur de son front l’empire de sa volonté sur sa nature, de s’arracher aux tyrannies aveugles de la sensation et de l’instinct, aux calculs de l’égoïsme, de développer son être par la connaissance du vrai et par l’amour du beau, enfin d’aider pour sa part virile à l’accomplissement des fins des autres hommes, au développement de leur raison et de leur moralité, à la réalisation de l’ordre sur la terre.

Mais quelle contradiction entre la destinée réelle de l’homme en cette vie et celle qui est écrite en caractères éclatans dans la loi de sa nature ! Quelle différence entre sa nature et sa condition présente ! La satisfaction d’une de nos tendances, ce serait la connaissance absolue, ou bien ce serait l’union parfaite, l’harmonie complète des êtres entre eux. Où voit-on une seule tendance de notre nature complètement satisfaite soit dans l’individu, soit dans l’espèce ? Il est même impossible qu’elle le soit jamais tant que le monde sera organisé comme il l’est, et il ne peut pas l’être autrement. On pourra donc améliorer bien des souffrances. La civilisation n’est pas autre chose qu’une conquête perpétuelle sur les ténèbres et sur le mal, elle ne les supprimera jamais. « Tout le travail de l’humanité tend vers cette fin, mais il y tend avec une éternelle résistance de la part des choses. Il avance, mais le but est au-delà de la portée de ses efforts. »

Ainsi la nature nous porte à la satisfaction absolue de nos tendances ; la condition actuelle de la vie la rend impossible. L’obstacle,