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l’humanité et qui nous semblent la loi du monde moral, tout cela ne serait-il pas une illusion, un rêve conséquent, et l’humanité comme tout cela, et nous qui faisons ce rêve, comme tout le reste[1] ? Kant ne nie point, comme l’école empirique, la possibilité des notions ontologiques, il soutient seulement qu’on ne peut en démontrer la légitimité, la réalité en dehors de notre esprit qui les conçoit. Son argument unique est précisément cette nécessité où se trouve notre intelligence de les concevoir, nécessité qui dépend de sa constitution même. Ces notions ne représentent, à qui sait les analyser, que les lois ou les formes de notre entendement. La critique de la raison lui prouve que, pour dernière raison de croire, elle n’a qu’elle-même, et que si elle veut remonter plus haut, elle échoue fatalement et retombe dans le cercle où elle est captive, ne comprenant rien qu’avec ses conditions de comprendre, c’est-à-dire avec les lois de son essence, qui sont en même temps ses limites.

Voilà la grande objection sceptique, la seule à vrai dire. Quant à ce scepticisme qui a précédé l’autre et qui ne se fonde que sur la variété infinie et même sur les contradictions apparentes des jugemens humains, M. Jouffroy ne s’inquiète que médiocrement de ces raisons de second ordre, de ce scepticisme mesquin, « C’est un thème sur lequel on brodera longtemps ; il fait les délices des hommes d’esprit ; il ne mérite pas d’arrêter les philosophes[2]. » Il ne traite pas avec le même dédain l’objection de Kant. Contrairement à M. Royer-Collard, qui avait dit qu’on ne fait pas au scepticisme sa part, M. Jouffroy ose dire qu’il n’y a qu’un moyen d’en finir avec le scepticisme : c’est de lui faire sa part légitime dans l’entendement. Il estime que l’aveu ferme et sincère de Kant est de beaucoup moins fâcheux pour les croyances humaines que les fins de non-recevoir opposées par les Écossais et la vague doctrine sur la certitude qui en dérive. Ce qui pourrait alarmer justement l’humanité, ce n’est pas cette déclaration très nette que la suprême raison de la vérité en nous est indémontrable, mais bien plutôt la faiblesse des argumens par lesquels on essaierait de la démontrer. Et même, sans mettre en cause la seule considération qui doive préoccuper le philosophe, la vérité, il est plus périlleux de vouloir tromper les hommes sur leur nature que d’en reconnaître les lois et d’en constater les bornes simplement et ingénument. La raison ne peut juger ses propres principes que par eux-mêmes ; c’est elle qui se contrôle. Il y a en nous une dernière raison de croire ; si nous doutons

  1. Préface aux œuvres de Reid.
  2. Du Scepticisme. — Mélanges.