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II

Si, en racontant la vie intellectuelle de M. Jouffroy, nous avons réussi à exprimer avec quelque précision l’image de son esprit, on comprendra ce que devait être pour lui la philosophie : la recherche opiniâtre, passionnée, d’une croyance par la science. Elle devint pour lui le suprême espoir d’une intelligence dépossédée de la foi, et qui cependant ne pouvait prendre son parti de renoncer à tous ces grands problèmes sur les principes et les origines, sur Dieu et ses rapports avec le monde, sur la vie humaine et ses lois, sur la mort et sa signification, sur le rapport plus ou moins obscur des phénomènes, des êtres, et de leurs fins diverses, avec l’ordre universel[1]. Pourquoi vivre ? pourquoi mourir ? Pourquoi vivre sous une loi ? Comment cette loi s’est-elle établie ? Est-ce hasard, nécessité, raison ? Quel est le but des sociétés ? Sous quel maître s’agite l’humanité ? Où vont ces peuples qui se succèdent ? Pourquoi pas un seul, pourquoi plusieurs ? L’espèce est-elle tout entière sur cette terre, ou la retrouve-t-on partout, dans tous les mondes, ou ces mondes ont-ils chacun la leur ? Chaque vie terrestre est-elle un tout complet ? Vivons-nous pour le néant, ou mourons-nous pour renaître ? Le monde lui-même a-t-il un sens, un but ? Est-il l’expression mathématique de forces aveugles ? Est-ce l’une des combinaisons qui devaient se succéder dans l’infini des siècles, ou bien traduit-il dans la multitude réglée des phénomènes la pensée d’un suprême artiste ? Est-il un théorème de mécanique ou un poème divin ?

La philosophie véritable n’est pas autre chose qu’un essai de la raison pour répondre à ces questions. Toutes les recherches de M. Jouffroy furent subordonnées à ce grand objet, le seul digne que l’on vive pour lui. Il se livra sans réserve à ce grand travail, abordant ces problèmes, non pour le stérile honneur de les agiter, mais dans le ferme espoir de les résoudre. Il ne s’abandonna pas un seul jour aux molles ivresses de la spéculation pure ; il s’y refusait avec une mâle sagesse, affirmant que le prix de la vérité spéculative est dans les clartés qu’elle jette sur la vie, sur la destinée de l’homme, et par là même sur sa conscience morale, sur ses troubles secrets qu’elle doit calmer, sur ses doutes affreux qu’elle doit vaincre. Pour lui, la certitude cherchée devait être à la fois lumière et paix. Et c’est en effet là le signe suprême de la vérité morale et religieuse ; elle éclaire et elle calme. L’infaillible effet de sa présence est la paix du cœur dans l’évidence des idées.

  1. De l’Organisation des sciences philosophiques, deuxième partie.