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éloquent, des qualités qui suffisent pour animer, un récit où rien n’est inutile, où chaque mot porte coup, mais qui ne peuvent remplir la durée d’une action. Ses réflexions sur le peuple romain sont au nombre de ses meilleurs ouvrages. M. Sainte-Beuve a remarqué toutefois qu’au milieu de son bon sens et de son jugement, Saint-Évremond manquait de cet amour de la louange et des grandes choses qui inspirait en tout le peuple-roi, et que, faute de ce ressort généreux, il n’a laissé qu’une ébauche supérieure là où Montesquieu a fait un ouvrage admirable, un monument. » Cette observation peut s’étendre aux jugemens littéraires de Saint-Évremond. Là aussi il n’a point ce goût supérieur, cette élévation naturelle, qui font préférer à l’esprit et à la finesse le touchant langage du cœur. Il observera par exemple que « Virgile manque de galanterie,… que Didon devait avoir l’âme bien pitoyable pour s’intéresser au récit d’Énée,… qu’Horace, à quelques odes près, ne sait point faire parler la tendresse. » Son parallèle entre Sénèque et Pétrone montre ce qui lui manquait pour arriver en littérature à cette grandeur et à cette simplicité qui sont comme la force et la santé des œuvres d’art. Il reproche spirituellement à Sénèque « des pointes, des imaginations qui sentent plus la chaleur d’Afrique et d’Espagne que la lumière de Grèce et d’Italie, » puis, quand ce philosophe disserte sur la vertu, « des expressions excessives, comme si c’était pour lui une chose étrangère où il a besoin de se surmonter lui-même. » Sénèque était mieux qu’un rhéteur, il aimait la vertu, et la manière exagérée dont il en parle dès qu’il se trouve dans son cabinet marque les remords de la veille et ceux du lendemain. Il traite un peu la philosophie comme Manon Lescaut son chevalier, plus tendre quand elle se souvenait de ses infidélités ou qu’elle en préparait de nouvelles. Mais pourquoi la sévérité de Saint-Évremond devient-elle tout à coup de l’indulgence et de l’admiration quand il s’agit de Pétrone, de cet écrivain d’un style châtié et d’une pensée si corrompue ? pourquoi cette comparaison établie entre les morts fameuses de l’antiquité et cette préférence accordée à la sienne ? « Pour sa mort, dit-il, après l’avoir bien examinée, ou je me trompe, ou c’est la plus belle… Il n’a pas seulement continué ses fonctions ordinaires, à donner la liberté à ses esclaves, à en faire châtier d’autres ; il s’est laissé aller aux choses qui le flattaient, et son âme, au point d’une séparation si fâcheuse, était plus touchée de la douceur et de la facilité des vers que de tous les sentimens des philosophes ;… nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant, c’est pour lui que mourir c’est cesser de vivre. » Ce miracle d’insensibilité n’est pourtant ni dans la nature ni dans la vertu, et Voltaire nous semble avoir mieux compris les sentimens