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n’étaient pas tous au dehors, et que ceux du dedans ne pouvaient être vaincus que par la paix ? « Il a jugé que la France se conservait mieux comme elle est, et ramassée pour ainsi dire en elle-même, que dans une vaste étendue, et ce fut une prudence dont peu de ministres sont capables, de songer à couvrir notre frontière quand la conquête des Pays-Bas était pleinement entre ses mains. »

Quelque opinion du reste que l’on se forme de ce traité et du ministre qui le signa, Saint-Évremond n’avait pas commis un grand crime en écrivant une lettre qui devait rester entre le marquis de Créquy et lui. Un malheureux concours de circonstances la rendit publique. Mme Duplessis Bellière, amie commune du marquis de Créquy et de Fouquet, en avait une copie renfermée, avec d’autres papiers, dans une cassette qui fut saisie lors des recherches qu’amena la disgrâce du surintendant. Mazarin venait de mourir. Sa mort ne sauva point le coupable. Le cardinal ne s’était jamais souvenu des injures, et n’aurait point sans doute exigé la longue réparation que ses successeurs firent rendre à son ombre. Saint-Évremond sentit qu’un orage le menaçait, et, bien qu’il fût loin d’en prévoir la violence, il se retira dans ses terres de Normandie. Il apprit là qu’on le poursuivait, et, plein des souvenirs de la Bastille, il résolut d’attendre à l’étranger le moment où son retour serait sans péril. Il quittait la France pour toujours. Ce ne fut que vingt-huit années après sa fuite qu’il reçut la permission d’y rentrer ; mais l’Angleterre était devenue sa nouvelle patrie, et ses infirmités l’y retinrent comme ses habitudes. On a supposé quelquefois, pour justifier une si longue sévérité, qu’elle avait été provoquée par une faute restée inconnue. Voltaire prétend avoir entendu dire au marquis de Miramont que Saint-Évremond n’avait jamais voulu s’expliquer sur la cause véritable de sa disgrâce. Quel secret, résiste au temps, aux tristesses de l’exil, et ne se trahit point dans un jour de confiance ou d’abandon ? Ne peut-on trouver des raisons moins mystérieuses aux malheurs dont cette lettre fut l’occasion, si elle n’en fut pas la cause unique ?

Le pouvoir absolu s’accommode mal des esprits railleurs, de ceux qui portent dans la discussion des affaires publiques une curiosité pénétrante. Colbert et Le Tellier, qui succédaient à Mazarin, et dont les sévérités à l’égard de l’infortuné Fouquet provoquaient de toutes parts des accusations et des plaintes, craignirent que ces murmures ne devinssent dans la bouche de Saint-Évremond une satire nouvelle, qu’il ne prît cette habitude de devenir le juge de la politique, le critique du pouvoir, et de prêter sa voix comme il l’avait déjà fait aux mécontentemens. « Ils montèrent le roi, toujours jaloux de faire respecter les actes de l’autorité, » contre l’écrivain hardi qui parlait irrévérencieusement de l’olympe et de ses minis- tres.