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qu’elle est devenue, une entreprise que l’on mène vite, qu’il s’agit de finir sans délassement, sans repos, un accident de la vie des peuples : c’était une partie même de la vie de la noblesse, où l’on gardait ses habitudes et ses goûts. Les princes et les grands seigneurs qui commandaient les armées ne devenaient soldats qu’au moment de la bataille, et conservaient dans l’intervalle le train de vie de la cour. Il faut, pour se faire une idée des camps d’autrefois, oublier les armées de la république et de l’empire, leur marche rapide, précipitée, au milieu des capitales de l’Europe, et relire les mémoires du chevalier de Grammont. La gaîté, l’esprit, la frivolité qui respirent dans ces pages charmantes nous remettent vite dans ce temps où le danger et la mort étaient à peine des choses sérieuses. Sur cette scène de nos anciennes gloires, ainsi dégagée de la poussière et de la fumée du combat, dans ces lentes campagnes où la noblesse occupait ses loisirs, Mme Favart peut paraître et dire aux officiers du maréchal de Saxe : « Il y a demain relâche pour la bataille, nous jouerons après la victoire. » Le salut que fit à l’ennemi une armée de gentilshommes avant d’en venir aux mains dans les champs de Fontenoy ne marque pas moins vivement ces habitudes militaires de l’ancien régime, et l’on comprend qu’alors l’esprit, comme le courage, pût contribuer aux succès. Saint-Evremond, qui se battait et qui soupait avec verve, lieutenant en 1632, reçut une compagnie en 1637, après le siège de Landrecy, et le prince que l’Académie française avait songé à se donner pour protecteur, le duc d’Enghien, se prit d’une amitié littéraire pour un lieutenant lettré ; il lui confia tout à la fois le commandement de ses gardes et le choix de ses lectures. C’est le moment heureux de la vie de Saint-Évremond, celui où sa fortune et ses goûts furent en harmonie, où ses qualités, mises en lumière, semblent par leur diversité même se prêter un charme nouveau. Quels devaient être ces entretiens sur les problèmes les plus élevés de la philosophie et les plus gracieux sujets de la poésie, qu’interrompaient des blessures et d’héroïques fatigues ? C’est dans le trouble des camps, dans l’attente et dans l’enivrement des victoires, que Saint-Évremond expliquait au jeune prince le génie d’Alexandre et celui des Romains. Il ne faudrait pas cependant, sous peine de forcer la vérité, faire de Saint-Évremond un philosophe, ne demandant à la littérature que ses plus nobles délassemens. Son biographe Desmaiseaux ne nous permet point d’ignorer que Rabelais était alors un de ses livres préférés, et que, n’ayant pu communiquer au duc d’Enghien le plaisir qu’il y trouvait, il se rabattit sur Pétrone. Les ouvrages de ces deux auteurs ne se corrigent guère l’un par l’autre, et voilà qui empêcherait de confondre, si l’on était tenté de le faire, Saint-Evremond et Vauvenargues.