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fécond. Quant aux conditions de l’exploitation, rien n’établit qu’elles dussent être sensiblement aggravées par l’affranchissement. Le travail servile était devenu naguère de plus en plus onéreux par le l’enchérissement des agens humains. Un nègre payé à raison de 5,000 francs coûtait à son maître, en tant que propriété viagère, 8 pour 100 sur ce prix pour les intérêts et l’amortissement, plus 50 ou 55 centimes par jour pour la nourriture et l’entretien, en tout 600 francs ou 2 francs par jour pour trois cents jours ouvrables. C’est dans les pays civilisés la moyenne du salaire de l’homme libre. Les prétentions du noir affranchi resteraient probablement en-deçà ; mais en même temps la tâche serait réduite et la main-d’œuvre plus précaire. On ne tirerait pas de l’engagement volontaire la somme d’efforts que fournissait le travail enrégimenté avec ses odieux moyens de discipline. Il faut également compter, parmi les empêchemens passagers, le trouble que la guerre civile aura jeté dans les fortunes privées et la détresse longtemps persistante des finances publiques. Le commerce a vu ses comptoirs se fermer, la marine marchande son matériel dépérir, l’agriculture ses rentrées ordinaires disparaître de sa comptabilité. Autant d’élémens à régénérer, et ce sera une œuvre de patience difficile à suivre, lente à aboutir : d’où l’on peut conclure qu’avant que la production soit remise sur l’ancien pied, bien des années s’écouleront, et que l’Amérique, dans son passage du travail libre au travail servile, ne reparaîtra sur nos marchés qu’avec des quantités moindres et des prix forcément accrus.

Cette période de transition facilitera beaucoup la liquidation de l’Europe. Elle adoucira les préjudices d’une dépréciation trop brusque, tempérera les paniques et permettra à l’industrie et au commerce d’écouler les bas produits dont ils sont encombrés. Ce sera en même temps le salut des cultures que l’abdication de l’Amérique a suscitées sur divers points du globe. Ces cultures n’avaient pu naître et se développer que sous le bénéfice des prix nouveaux ; elles ne pourraient tenir devant le retour inopiné des anciens prix. Cette bonne fortune née de la circonstance s’évanouirait avec elle, ce service venu si à propos serait une occasion de ruine pour ceux qui l’auraient rendu. À la liquidation de l’Europe il faudrait ajouter des liquidations non moins onéreuses dans les Indes orientales, en Égypte, en Turquie, au Brésil, partout où, sur la foi du renchérissement, on s’est ingénié pour venir en aide à nos manufactures en multipliant les plantations et en se munissant de machines perfectionnées pour en tirer un meilleur parti. Tout n’était pas irréprochable dans ces services improvisés ; ils se ressentaient de l’emploi de mains novices et de l’influence