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temps du christianisme. Elle est construite, à une lieue de la mer, sur un rocher menaçant que dominent cinq grosses tours, et dont l’abord est en outre protégé par l’acropole fortifiée de Kélapha, située à deux ou trois cents mètres en avant. Vitulo fut longtemps un repaire de pirates. Un dicton populaire, qui trouvait encore son application il y a quelque vingt ans, prétend que, lorsque les hommes de Vitulo sont restés huit jours sans faire en mer quelque capture, toute la population prend le deuil, se croit abandonnée de Dieu, et adresse au ciel des prières comme pour une calamité publique. À Vitulo commence le pays nommé Kakovouni, sombre domaine de la puissante famille Mavromichalis. Cette contrée est restée en proie aux discordes intestines, aux éternelles guerres de village à village et de tribu à tribu. Le poignard, le mousquet, le poison, la vendetta, sous ses formes les plus terribles et dans toute son implacable rigueur, remplissent l’histoire locale de cette province.

Un fait peut donner une idée de l’anarchie qui la trouble encore. Peu de jours avant mon arrivée, des klephtes s’étaient jetés sur le petit hameau de Vraza, et avaient enlevé, non sans coup férir, une dizaine de femmes et d’enfans, pour la rançon desquels ils demandaient une somme exorbitante. Un détachement de troupes fut envoyé de Vitulo à leur poursuite. Cette circonstance décida mon guide, qui s’y était jusqu’alors refusé, à franchir les limites trop justement redoutées du Kakovouni. Je me joignis donc, avec mes deux hommes et mes trois chevaux, à cette petite troupe, composée de cinq ou six gendarmes réguliers et d’une dizaine d’orophylakes[1] qui ne valaient guère mieux, je crois, que ceux qu’ils étaient chargés de poursuivre. Orophylakes et gendarmes ne cessèrent en effet de s’accabler de défis et de menaces, et je ne sais trop à quel hasard je dus de ne pas les voir s’entre-tuer en route. Après deux jours d’une marche pleine de fatigues à traversées rochers abrupts brûlés par le soleil et par le vent de la mer, j’achevai de traverser l’étroit espace qui sépare au midi les golfes de Messénie et de Laconie. À l’extrémité de ce dernier, accueilli dans un monastère situé sur une haute cime qui domine le petit port de Portoquaglio (Port-aux-Cailles), je me séparai sans regrets de ma turbulente escorte, qui poursuivit son expédition vers le cap Ténare, où elle supposait que les klephtes s’étaient réfugiés avec leur proie. J’appris bientôt que ces derniers, cernés par la troupe, s’étaient défendus pendant toute une semaine, et qu’ayant épuisé leurs vivres et leurs munitions, ils avaient enfin capitulé, rendu leurs otages et livré deux de leurs chefs. Les femmes et les enfans

  1. Gardes-montagnes, troupe irrégulière aujourd’hui licenciée.