Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps que le dernier des Capètanakis, Anastasouli, vivait encore, près du village de Kambos, dans un castel perché sur l’une des plus hautes cimes de la contrée. Ce personnage, si je m’en rapporte aux détails que me donna un vieux pope de Kambos, était le type exact de ces châtelains indomptables dont les goûts anarchiques et les mœurs barbares ont retardé singulièrement jusqu’à ce jour le progrès de la civilisation dans le Magne. Après s’être distingué par son intrépidité sur les champs de bataille de Indépendance, Anastasouli rentra dans son manoir pour s’y livrer à tous les excès de sa farouche humeur. Il commença par tuer sa femme, qui ne lui avait pas donné d’enfans. Pour justifier ce meurtre, il prétexta de vagues soupçons sur la fidélité de sa victime. Peu de temps après, à la suite d’une futile querelle, il se débarrassa de la même façon d’un malheureux étranger qui avait eu l’imprudence de s’attacher à sa fortune. Dès lors il vécut absolument seul, sans autre compagnie que celle d’un énorme dogue qui faisait la terreur des environs, et dont le féroce appétit ne pouvait s’assouvir, dit-on, à moins d’un mouton entier à chaque repas. On ne pénétrait dans le pyrgos que par la fenêtre du premier étage, au moyen d’une échelle que le maître du logis ne tendait pas indifféremment à tous ceux qui se présentaient à sa porte. Profitant de l’anarchie qui troubla les premières années de la présidence de Capodistrias, Anastasouli se mit à rançonner tous ceux qui traversaient les défilés enclavés dans sa capitainerie. Lorsqu’il méditait un coup de main hors de ses domaines, il arborait un drapeau sur sa tour. À ce signal, tous les gens sans aveu accouraient autour de lui et le suivaient dans son expédition. Au retour, on partageait le butin, et le pyrgos retentissait d’un bruit inaccoutumé ; puis ces farouches commensaux se séparaient, et tout retombait dans la solitude et le silence habituels. Lorsque l’ordre fut rétabli en Grèce, Anastasouli fut contraint de mettre un terme à ses déprédations. Il avait accumulé tant de haines contre lui qu’il osait à peine sortir de son donjon, et qu’il n’en franchissait jamais le seuil sans être armé jusqu’aux dents. « La promenade m’est insupportable, disait-il aux rares visiteurs qui s’aventuraient chez lui, depuis que je suis exposé à rencontrer à chaque pas des ingrats qui ne se souviennent plus des sacrifices que j’ai faits pour la liberté. » Un jour, on le trouva mort dans son pyrgos, sans qu’on ait jamais bien su comment s’était terminée sa vie. Les uns disent qu’il succomba tout simplement à la fièvre ; les autres affirment qu’une vendetta mystérieuse ne fut pas étrangère à sa fin.

Au sortir du canton de Zarnate, je me rapprochai de la mer, à quelques lieues au sud d’Armyros, mon point de départ, et je gagnai