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Le 5 février 1864, les ambassadeurs s’embarquèrent sur la corvette de notre division navale le Monge, en partance pour Shang-haï ; là, leur passage avait été retenu sur le paquebot des Messageries impériales. Le pavillon japonais, arboré au grand mât du bâtiment, fut salué de dix-sept coups de canon, que le fort de Kanagava rendit immédiatement en hissant nos couleurs, puis la corvette prit la route du large. Au même moment, le taïkoun quittait de nouveau sa capitale pour aller discuter à Kioto, devant l’assemblée des daïmios de l’empire, la grave question des étrangers. On pouvait dès lors espérer que la situation des Européens au Japon, jusqu’à ce jour si précaire et si grosse d’orages, prendrait bientôt des assises plus fermes. En attendant les résultats de la nouvelle ambassade, qui paraissait bien devoir mettre un an à remplir sa mission, une sorte de convention tacite semblait garantir le maintien pur et simple de l’état de choses. Le commerce d’ailleurs ne souffrait pas, et l’envoyé plénipotentiaire du roi de Prusse venait enfin, après de longs pourparlers, d’obtenir la ratification d’un traité semblable à ceux de 1858. En présence de cette situation pacifique, le commandant en chef de notre division navale n’hésita plus à quitter momentanément le Japon pour se rendre en Chine, où diverses circonstances rendaient sa présence utile, et nous appareillâmes, le 11 mars au matin, de Yokohama, pour une traversée sur les côtes du Tchekiang et dans le Petcheli.

Le récit de ces faits militaires et diplomatiques a, selon nous, une grande signification, et on peut en déduire, sans trop de témérité, la ligne de conduite que l’état actuel du Japon trace aux puissances. Cet empire traverse en ce moment une crise des plus graves. Le jour où le gouvernement de Yédo a ouvert par des traités l’accès de son territoire aux Européens, deux élémens antipathiques l’un à l’autre se sont heurtés brusquement : d’un côté, un empire immobile, gouverné par un mécanisme féodal et ancien ; de l’autre, l’avant-garde de cette émigration européenne, animée d’une sorte de fièvre mercantile et répandue désormais sur toutes les mers. L’organisation de la société japonaise est restée, depuis son origine, tout aristocratique et militaire. Les princes, les nobles, les prêtres, les fonctionnaires, et au-dessous d’eux le peuple, divisé en pêcheurs, agriculteurs, marchands et mendians, forment autant de classes distinctes dans lesquelles chacun naît et vit sans aucun moyen d’en sortir, à de bien rares exceptions près. Les classes supérieures, seules admises à porter les armes et instruites à s’en servir, se chargent du soin d’assurer l’honneur et la sécurité du pays. Or l’arrivée des étrangers menace de modifier insensiblement cet état social. Les castes supérieures ne voient qu’avec peine la