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dure, quelquefois doublée de métal, recouverte de laque, mais qui résisterait difficilement aux balles ; les attaches étaient en soie. Quelques-unes de ces armures, sans doute celles des chefs, étaient tout étincelantes de lames d’or et ornées des plus vives couleurs. Cette tenue guerrière des Japonais était déjà il y a plusieurs siècles, au temps des siogouns[1] et de leurs luttes intestines, celle qu’ils avaient adoptée pour aller à l’ennemi. L’introduction toute récente de l’art de la guerre moderne leur en a démontré l’inefficacité ; sans renoncer entièrement à ce brillant costume de combat, ils ont adopté, pour leurs troupes armées à l’européenne, une tenue plus légère et plus propre à l’exécution des manœuvres. Les soldats du prince de Nagato tombés sous nos coups étaient, à peu de chose près, vêtus comme les fantassins du taïkoun.

Cependant d’épaisses colonnes de fumée, continuant à sortir du vallon, avaient porté à Simonoseki la nouvelle de notre succès, et apprenaient au prince de Nagato que l’insulte faite à notre pavillon n’était pas restée impunie. L’opération accomplie permettait aux navires de s’avancer en vue de Simonoseki et de réduire cette ville en cendres sans avoir sérieusement à craindre le feu de batteries éloignées ; il y avait encore derrière nous, à notre portée, le château de Chofoo, d’où était parti le signal des hostilités, et il suffisait de quelques boulets pour le détruire ; mais à quoi bon, sans nécessité et contre les termes de la proclamation lancée le matin, dévaster la campagne et faire ainsi retomber sur de paisibles paysans la punition du crime de leur maître ? Le retour fut donc décidé, et nous appareillâmes un peu avant la nuit pour aller mouiller en dehors des passes.

Nous revînmes à Yokohama par la Mer-Intérieure. Le 21, dans l’après-midi, après avoir traversé la partie occidentale de cette mer, nous nous engagions dans les détroits qui la font communiquer, entre Nipon, Sikok et les îles voisines, avec la mer d’Osaka. Rien ne saurait donner une idée du splendide tableau qui, jusqu’à la nuit, nous tint sur le pont, attentifs et charmés. Tantôt resserrée entre deux promontoires, tantôt s’élargissant en baies profondes, la passe que nous suivions, emportés par un courant rapide, présentait à chaque instant à nos yeux un spectacle nouveau et imprévu : des collines couvertes de verdure jusqu’au bord de la mer, de nombreux villages, des pagodes et des châteaux pittoresquement assis sur les hauteurs, des centaines de barques péchant ou naviguant au milieu de ces eaux, à l’horizon de hautes montagnes aux sommets escarpés, tel est l’ensemble qui s’offrait à nous et que le soleil

  1. Lieutenans du mikado qui ont peu à peu usurpé le pouvoir exécutif au Japon sous le nom de taïkouns.